A suivre...
(16 juin 2011)
Laissons-nous nous émouvoir!
Pour certains, le maître-mot aujourd’hui, c’est
l’indignation. Pour d’autres, c’est l’empathie qui est la valeur – par trop
négligée – à développer, une capacité à exercer davantage. La recommandation
se fait pressante, à contre-courant de la tendance actuelle à plutôt se
protéger, à considérer l’autre comme un étranger, pire comme un ennemi.
Quand il insiste sur
l'empathie comme un élément essentiel à nos vies, le pédopsychiatre et
psychanalyste, Serge Tisseron dépasse le “je compatis”. Il ne s'agit pas
seulement de s'attrister aux côtés de celui qui souffre, il s'agit aussi de
se réjouir avec celui qui est heureux. Il ne s'agit pas seulement d'être
peiné par la douleur d'autrui ou de trouver effroyable une agression.
L'empathie, que Serge Tisseron évoque comme “véritable”, induit que l'on
bouge, que l'on intervienne. Elle aboutit à l’entraide. Mais attention, elle
n’est qu’un moyen, pas un but soi. Ce serait légère dérive que de vouloir
absolument aider son prochain envers et contre tout.
Empathie ne veut pas non
plus dire sympathie. Cultiver nos attitudes empathiques, c'est apprivoiser
et comprendre le monde de l'autre, mais sans nécessairement y adhérer. La
différence entre soi et l'autre existe bel et bien en ce sentiment
altruiste, que le pédopsychiatre invite – avec force – à remettre au goût du
jour (1).
Un
contre-courant indispensable
L'air du temps est
plutôt au chacun pour soi. Et nous apparaissons rongés par la peur de perdre
emploi, argent, logement… Sur ces inquiétudes, un certain nombre de
responsables politiques n'hésitent pas à surfer. Leur attitude rappelle aux
observateurs comme Serge Tisseron les stratégies totalitaires qui désignent
ceux qu'il faut craindre (les Roms, les Indiens, les Intouchables…), ces
boucs émissaires responsables de notre insécurité. Dans la sphère de
l'entreprise, le psychiatre constate aussi l'isolement, la concurrence
effrénée qui emmènent des collègues à se percevoir comme des ennemis, dans
un monde hostile. Tandis que sur les bancs de l'école, il regrette la
propension à évaluer, à rechercher auprès des plus jeunes les prémisses
d'une délinquance future. Pour cet acteur de la vie française, des
événements récents amènent à militer. Avec le collectif “Pasde0deconduite
pour les enfants de 3 ans!”(2), il s’inquiète notamment des
pratiques de dépistage de masse qui s’installent en milieu scolaire, sous
couvert de “promotion de la santé mentale”; il s’alarme à la vue des
intentions gouvernementales de “repérage précoce” des troubles du
comportement chez l’enfant. Elles entraînent, à son avis, davantage de
stigmatisation que de profit pour les enfants.
A ses yeux, dans un tel
contexte, il est temps de redéfinir les règles du vivre-ensemble, d'opposer
à l'idéologie galopante du “jouons les uns contre les autres”, une autre
manière de voir. L'empathie, voilà pour lui, une force importante largement
sous-estimée. Or, explique-t-il, “aujourd'hui, nous savons à quoi mène le
défaut d'empathie. Il y a tous les grands massacres du XXème
siècle, et du début du XXIème siècle, qui nous rappellent que ne
pas reconnaître certains autres humains comme des semblables, mène tôt ou
tard à leur refuser la qualité d'êtres humains, à les exterminer comme des
objets”. Et d'insister sur l'impardonnable de notre inaction en la
matière, alors que l'empathie peut s'apprendre ou – à tout le moins –
s'exercer et se développer.
Dans un
monde violent
Le principal obstacle à
l'empathie résiderait dans notre désir de contrôle, dans notre angoisse
d'être envahi ou manipulé par les émotions d'autrui, indique Serge Tisseron.
“En refusant à autrui le droit de nous émouvoir, nous érigeons des
défenses contre des chimères”. C'est, d’après lui, sur le terrain de la
confiance en soi, de l'estime, de la sécurité psychologique que se joue le
défi d'une plus grande proximité avec nos semblables.
Or plusieurs évolutions
actuelles mettent en péril ce rapprochement. Serge Tisseron en repère trois.
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Le nouveau
paysage audiovisuel est la première menace, qui atteint surtout les plus
jeunes. La TV, bruit de fond pour les adultes, est comparée aux chutes du
Niagara pour les petits, extrèmement violente et insécurisante. Quand les
messages préventifs martèlent: “pas de TV avant trois ans”, les raisons sont
là… Elle détourne l'enfant du jeu: le moyen le plus précieux pour construire
sa capacité d'empathie, parce qu’il permet de s’identifier à d’autres. Comme
la fillette devenue maman pour sa poupée, ou celle qui gronde son ourson
avec les mots de son institutrice. Pour la suite de notre parcours de
téléphage, le pédopsychiatre se montre plus indulgent. Il constate certes le
robinet à violences que la TV peut incarner mais il estime que les
“enfants ne sont pas des éponges”. “Les mêmes images peuvent rendre
certains enfants plus violents, d'autres plus insécurisés, et donner à
quelques autres le désir de réduire la violence. Tout est affaire
d'éducation! (…) Cessons de nous lamenter sur la violence des programmes et
leurs conséquences néfastes sur nos enfants. Au contraire, profitons de
toutes les occasions qui s'offrent à nous de valoriser l'entraide, la
compassion et la solidarité”.
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La seconde menace sur
l'empathie vient de la tendance à créer une société de la surveillance,
de l’urgence. “Une grande partie de nos jours et de nos nuits se trouvent
placés sous le signe de l'urgence. Chacun peut s'en rendre compte en voyant
les gens sursauter et tâter leurs poches à la recherche de leur mobile
aussitôt qu'une sonnerie retentit dans un espace public (…). Difficile dans
ces conditions-là, d'être empathiques pour ceux qui sont physiquement près
de nous, mais aussi pour les proches lointains”. Sans parler des
multiples opportunités offertes par les technologies numériques qui
permettent à l'amoureux suspicieux, par exemple, de basculer du côté de la
surveillance systématique (des sms envoyés, des sites visités, des numéros
appelés…). De cette évolution de la société, Serge Tisseron fustige
également “les procédures tatillonnes qui s'instaurent dans les écoles et
les entreprises”. L’empathie n’y aurait que peu de place.
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Terminant ses
recommandations, il invite à reconsidérer la méfiance voire le mépris
nourris pas certains parents pour la nouvelle culture des écrans,
notamment des jeux vidéos. Certes, un monde où l'on se désengage d'un clic
sans autre forme de procès, un monde où l’avatar se permet bien des choses
ne favorise pas l'empathie. Mais tout est une question d'usage, plaide ce
spécialiste de nos rapports aux écrans. Tout dépend de la place que l'on
fait aux contacts dans la vie réelle, par rapport à la vie virtuelle. Tout
semble être une question de dosage, pour le psychiatre qui n'a pas hésité à
prescrire à un de ses jeunes patients, venu le consulter avec ses parents,
des batailles répétées de polochons, histoire de transformer en jeu les
désirs de tendresse et d'agression réciproques.
// Catherine Daloze
(1) Serge Tisseron, “L'empathie au cœur du jeu social”, éd.
Albin Michel, 2010.
(2)
www.pasde0deconduite.org/
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