Enjeux internationaux
(3 mai 2012)
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“Nos systèmes alimentaires
rendent les gens malades”
L'alimentation saine, gage d'une bonne santé? Sans aucun doute. Mais
réfléchir à notre façon de nous alimenter est, également, une manière
efficace d’agir en faveur d’un monde plus juste sur le plan social et
environnemental. Rencontre avec notre compatriote Olivier De Schutter,
rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l'alimentation.
Olivier De Schutter est un homme déterminé.
Qui tourne sept fois sa langue dans la bouche avant de s’exprimer. Mais qui,
une fois descendu sur le terrain (la planète toute entière) et après que ses
rencontres aient forgé ses convictions, n’hésite pas à s’attaquer aux
systèmes et aux tabous. Et tant pis s’il dérange, puisqu’il sait que c’est
là, au cœur des “problèmes systémiques”, que se cachent les grands maux de
la planète. L’année dernière, déjà, le successeur de Jean Ziegler au poste
de Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation avait
frappé fort. Pour lui, plus que l'agriculture conventionnelle et son recours
aux engrais chimiques, ce seront les méthodes agro-écologiques qui seront les
plus performantes, après-demain, lorsqu'il faudra augmenter la productivité
agricole et nourrir 9 milliards de personnes (en 2050).
Un an plus tard, le
voilà qui revient à la charge. Dans un nouveau rapport aux chefs d’Etat(1),
il s’attaque aux régimes alimentaires qui rendent les gens malades et qui,
particulièrement dans le Sud, ont des effets désastreux sur les conditions
de vie et de travail de la petite paysannerie, mais aussi sur
l'environnement. “Les systèmes alimentaires actuels prônent des régimes qui
favorisent la surcharge pondérale et l'obésité, lesquelles causent encore
plus de décès dans le monde que l'insuffisance pondérale”, explique-t-il. Ce
n'est pas que la faim ait disparu, loin de là. Une personne sur sept, dans
le monde, en souffre toujours. Et un enfant sur trois, dans les pays en
développement, n'a pas la taille normale pour son âge (le principal critère
de la dénutrition). Mais un phénomène totalement neuf s'est produit ces
dernières années: “L'obésité et la surcharge pondérale sont devenues des
problèmes de santé publique dans toutes les régions du monde”. Aux
Etats-Unis, la multiplication des diabètes, maladies cardiovasculaires et
cancers liés à une alimentation déséquilibrée a pris une telle ampleur que
les enfants qui naissent aujourd’hui pourraient avoir une espérance de vie
plus courte que celle de leurs parents! Les pays émergents sont également
frappés. En Chine, par exemple, les effets indirects du surpoids et de
l’obésité pourraient atteindre, selon certains chercheurs, 8,73% du produit
intérieur brut (PIB) dès 2025. Quant aux pays en développement, c'est là que
l'on meurt le plus jeune de ce type de maladies, faute de soins accessibles
au plus grand nombre. Chaque année, des pathologies comme le diabète ou les
maladies cardiovasculaires y entraînent la mort de 5 millions de personnes
de moins de soixante ans.
En Belgique, la diffusion du rapport d’Olivier De Schutter a créé une certaine mobilisation autour de la “malbouffe”,
particulièrement celle qui est vendue dans les écoles. Résultat: les
distributeurs de sodas et de friandises sucrées pourraient disparaître des
cours de récréation en 2015. Le conditionnel est de rigueur car les effets
d’annonce politiques sont fréquents dans cette matière. Mais d'autres
constats et propositions du rapporteur ont été quasiment gommées dans le
débat public. “En Marche” a voulu en savoir plus.
En Marche: On vous
attendait davantage sur la faim et la malnutrition. Et vous voilà branché
sur l’obésité et les maladies cardiovasculaires. Un paradoxe ?
Olivier De Schutter : Mettre un terme à la faim et à la malnutrition reste un objectif
majeur. Mais, si on se limite à cela, on cantonne le droit à l’alimentation
dans une perspective strictement humanitaire, voire urgentiste. Or
l'exercice de ce droit consiste aussi à bénéficier de tous les éléments
nutritifs nécessaires pour mener une vie saine et active. Aujourd’hui, près
de 300 millions de personnes sont obèses et un milliard d'individus
souffrent d'une surcharge pondérale. Au total, 65% de la population mondiale
vit dans un pays où le surpoids et l’obésité tuent plus de personnes que
l’insuffisance pondérale. Souvent, les familles pauvres n’ont pas les moyens
d’assumer les dépenses de soins de santé liées à des maladies comme les
problèmes cardiovasculaires, le diabète ou l’obésité. En Inde, par exemple,
le traitement du diabète coûte au patient, en moyenne, 15 à 25% des revenus
du ménage.
EM : Peut-on parler d’une contamination du Sud par le modèle
alimentaire occidental ?
ODS : La surconsommation de sel, sucres et graisses
saturées résulte en effet, en partie, d’une diffusion catastrophique du mode
de vie occidental vers d’autres parties du monde. Mais il faut bien
comprendre le rôle d’accélération joué par la mondialisation du commerce et
des investissements. Ainsi, les 49 pays les moins avancés de la planète,
très pauvres, exportent souvent leurs fruits et légumes vers le Nord, ce qui
nous permet, chez nous, d’en disposer en toutes saisons. En exportant ces
aliments très riches en micronutriments (particulièrement en vitamines), ces
pays font monter les prix sur les marchés nationaux, les rendant
inabordables pour les populations locales. Cas classique : les haricots
verts exportés par le Kenya. Parallèlement, comme je l’ai vu avec Coca-Cola
au Mexique, des multinationales agroalimentaires ouvrent, au Sud, des
chaînes industrielles qui fabriquent des produits de type boissons sucrées
ou des aliments riches en graisses saturées. Fabriqués sur place, ces
produits fortement transformés sont vendus dans les chaînes de supermarchés
locaux, en pleine expansion. Les gens y font leurs courses par facilité,
séduits par la large gamme offerte et influencés par les campagnes
publicitaires. Mais les marchés locaux de produits frais, eux, disparaissent
au détriment de la petite paysannerie. Ces dix dernières années, cette “supermarchéisation”
s’est répandue comme une traînée de poudre en Asie du Sud. Elle gagne du
terrain d’une façon très spectaculaire en Afrique de l’Est et du Sud. Plus
l’investissement se libéralise, plus cette tendance se remarque.
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© ONG Solidarité Mondiale |
EM: Quel
est, selon vous, le rôle de la publicité dans l’essor de la “malbouffe” ?
ODS : On a laissé trop de liberté aux entreprises agroalimentaires pour
définir les bons équilibres nutritionnels. L' autoréglementation de ce
secteur s’est avérée inefficace et même les meilleures pratiques ne vont pas
aussi loin qu’elles le devraient. On pourrait par exemple prôner
l’interdiction de toute publicité encourageant les enfants à consommer
d'avantage d'aliments néfastes pour leur santé, ceux qui sont riches en
graisses, sucres et sel. Les budgets publics consacrés à l’éducation
nutritionnelle n’ont aucune commune mesure avec les budgets publicitaires
des chaînes de restauration rapide et des entreprises de boissons sucrées.
Aux Etats-Unis, par exemple, les entreprises ont dépensé, en 2010, 8,5
milliards de dollars en publicité pour la nourriture, les confiseries et les
boissons non alcoolisées, alors que le montant mobilisé pour le principal
programme d’alimentation saine du gouvernement américain se limitait à 44
millions de dollars.
EM: Dans votre rapport, vous préconisez de taxer les produits préjudiciables
à la santé, mais aussi de réviser les subventions agricoles car elles
rendent certains aliments - souvent de qualité médiocre- moins chers que
d'autres. Vous vous attaquez là à de gros morceaux…
ODS : En Finlande, mais
aussi en France, au Danemark et en Hongrie, on a commencé à taxer les
aliments et les boissons à teneur élevée en graisses, sucres et sel. Cet
instrument semble donner les preuves de son efficacité, surtout lorsqu'il
s'agit de cibler les aliments consommés à l'extérieur du foyer. Les études
montrent en effet qu'une taxe de 10% sur les sodas – ils ont des effets
négatifs considérables sur la santé – pourrait entraîner une baisse de 8 à
10% des achats de ces boissons. On m'objecte souvent que ces taxes
pénaliseraient surtout les populations les plus pauvres, puisqu'elles
consacrent une part proportionnellement plus importante de leurs revenus à
l'alimentation et puisqu'elles sont souvent contraintes d'adopter des
régimes alimentaires dommageables à leur santé. Mais on peut y remédier en
utilisant les recettes fiscales pour rendre les aliments sains plus
abordables.
EM: Mais comment faire, précisément ?
ODS : Les subventions
agricoles, qui concernent des montants considérables, doivent être mieux
ciblées. Actuellement elles profitent surtout aux gros producteurs de
céréales et de soja, ou à l'industrie de l'élevage. Leurs effets éventuels
sur la santé publique et l'environnement ne sont pas pris en compte. Elles
devraient beaucoup mieux profiter aux producteurs qui contribuent aux
régimes alimentaires sains ; et notamment aux petits producteurs du Sud, qui
en dépendent fortement pour leur survie. Contrairement à ce qu'on m'a fait
dire, je ne suis pas opposé au principe des subventions. Pas plus que je ne
suis en faveur du principe de souveraineté alimentaire qui, selon moi, est
une chimère. Le commerce international a bel et bien un rôle à jouer: les
pays qui sont importateurs nets de denrées alimentaires doivent pouvoir
continuer à s'approvisionner sur les marchés internationaux. Mais à titre
subsidiaire, car je crois que les marchés locaux et régionaux sont nettement
plus prometteurs. Ils sont plus à l'abri de la volatilité des prix.
// PHILIPPE LAMOTTE
(1) Rapport complet disponible
sur: www.srfood.org
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