Conte de Noël (15
décembre
2011)
Miracle passé minuit
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©
Karo Pauwels
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24 décembre 2000, parvis de l’Eglise Notre-Dame de R***. Entre un bœuf à barbe rousse
suintant la bière et un âne paré d’un serre-tête aux longues oreilles
déblatérant des blagues sur les blondes, je berce Sybille saucissonnée dans
un drap blanc. Elle hurle depuis dix minutes, et mes soupirs désespérés ne
parviennent pas à avoir raison de sa mauvaise humeur. Pour cause: ces
soupirs sont feints, et ma fille - aussi petite qu’elle soit - le perçoit.
D’ailleurs, la moue de dépit que j’arbore depuis plus d’une heure en dit
long sur le soutien que je lui apporte pour mener à bien sa révolte vocale.
Histoire de pimenter la
scène, la paille sur laquelle nous sommes assis a ravivé mon rhume des foins
et, à en juger par l’effusion de ses cris, ma fille doit souffrir du même
mal. Je m’apprête à hurler ma colère de m’être fait embarquer dans cette
galère lorsqu’un père Noël anachronique pointe son viseur sur nous. Me
coupant dans mon élan révolutionnaire, il lève sa main gauche en l’air, crie
“cerise” et dégaine son flash. “Ca fera des souvenirs”, glapit avec
un enthousiasme démesuré le curé qui s’est emparé du costume de Joseph. “Comme
si on avait envie de s’en souvenir!”, murmuré-je… C’est à peine si je
parviens à me remémorer les raisons pour lesquelles ma mère a réussi à
m’impliquer dans ce délire d’extrémistes pratiquants.
TTT
Ma mère était une drôle
de pratiquante. Du style de celles qui se délectaient des ragots du
dimanche, de celles qui auraient été incapables de commenter un seul sermon
de Monsieur leur curé qu’elles passaient plus de temps à admirer qu’à
écouter. Du style aussi de celles qui s’indignaient haut et fort à chaque
blasphème sur le nom du Christ et qui sortaient un cierge à chaque fois
qu’elles avaient une faveur à demander au Tout Puissant. Ce qui arrivait
souvent. Est-il nécessaire de le préciser? En d’autres termes, ma mère
n’avait rien en commun avec ces croyants honnêtes qui n’ont pour attributs
que leur discrétion et leur foi. Certes, elle était une Bible à elle seule.
Mais celle de l’intolérance et du mépris du genre humain, qui n’avait jamais
pu résister à la tentation et que, dès lors, Monsieur le curé rechignait à
délivrer du mal. Sauf que sa foi et son titre l’y contraignaient. Pour les
siècles et les siècles, qui plus est. Il était peu probable que L’Eglise
s’en relevât indemne.
Mon père, agnostique
pataud, se situait aux antipodes des croyances maternelles. Il ne mettait
pas souvent les pieds dans les églises, mais le fait qu’il s’y rendît était
un acte mûrement réfléchi. Tantôt pour saluer une dernière fois un ami trop
vite disparu, tantôt pour s’amuser d’un enfant de la famille qui faisait une
promesse au Seigneur. Promesse que, selon mon paternel, cet enfant
s’empresserait d’oublier, une fois arrivée la période faste de
l’adolescence. Vous avez bien compris : la présence de mon père aux
communions ne concernait en rien sa foi. Non, ce qui le faisait céder,
c’était les complaintes interminables de ma mère s’il refusait de
l’accompagner. Et, pour qui la connaissait un tant soit peu, l’acte de mon
père apparaissait bel et bien mûrement réfléchi.
Moi, entre les deux, je
ne me situais pas. Jusqu’au jour où...
Jusqu’au jour où je fus
bannie de l’estime maternelle. J’avais trente-trois ans. Mon mari, épousé
quelques années plus tôt avec le consentement divin et maternel (les deux
n’étant pas forcément synonymes, vous l’aurez compris), venait de se faire
la malle avec sa secrétaire. Une blonde à forte poitrine. Vulgaire et peu
intelligente (c’est un euphémisme). En somme, une rupture banale.
Désespérément banale. Mais qui n’en fut pas moins pénible à endurer. Maxence
avait trois ans et Sybille deux mois et demi. Autrefois mère au foyer, je
dus m’organiser pour assumer l’éducation des enfants et parvenir à assurer -
plus élémentairement - leur subsistance.
Ce jour dont je parlais
précédemment, cherchant désespérément une baby-sitter pour assurer ma nuit
de garde, j’eus l’idée de demander de l’aide. Allez savoir pourquoi, dans un
réflexe stupide et inconsidéré, j’appelai ma mère. Elle n’avait pas encore
été mise au courant de mon divorce. Ni de mon récent engagement dans cette
boite de téléphonerie rose. Craignant sa réaction, je l’évitais depuis
plusieurs semaines. A coup sûr, je serais traitée comme une pestiférée. Dans
les familles comme la mienne, ça ne se fait pas de se séparer. On ne quitte
pas son mari, même si c’est lui qui vous quitte. On sauvegarde les
apparences. A la limite, il aurait été préférable qu’il soit mort. Ou que je
le tue. Ce furent les mots de ma mère lorsque je lui appris la nouvelle.
J’appréciai sa compassion. J’ose à peine évoquer sa réaction lorsqu’elle
apprit que je réclamai sa présence pour assurer un boulot de nuit.
Officiellement, j’étais téléphoniste. Je pense qu’officieusement ma mère
craignît que je ne lui dise pas tout. Notez que, sur ce point au moins, elle
n’avait pas tort. Pourtant, malgré ses présomptions, ma mère accepta de
garder Sybille et Maxence.
En quittant la maison ce
soir-là, je n’étais pas tranquille. Non parce que ma mère s’occupait de mes
deux trésors… De ce côté-là, je lui accordais un tant soit peu de crédit :
son éducation n’avait pas fait de moi une dégénérée, quoiqu’elle en pensât.
Non, ce que je redoutais, c’était la suite. Il ne me paraissait pas
concevable que ma mère acceptât le service sans coup férir. Cela cachait
quelque chose. La riposte maternelle risquait d’être à la hauteur de cette
faveur incommensurable.
Lorsque j’arrivai à la
boite, le patron en personne m’accueillit. Il m’attendait avec impatience.
Pas tellement parce que j’étais son employée préférée. Disons que mon quart
d’heure de retard expliquait davantage son regard teigneux et son apostrophe
brutale : “Magnez vos fesses. Vous n’êtes pas une diva, à ce que je
sache. D’ailleurs vous n’en avez les qualités ni esthétiques, ni vocales.
Vous croyez que nos clients vont vous attendre? Si ce n’est pas vous, ce
sera une autre. Ce retard sera retenu sur votre salaire”. Pour peu, on
aurait cru que ce type en singlet qui transpirait la graisse était mon
maquereau. Il en avait et les attitudes vulgaires, et le langage de mufle.
Mais je n’avais rien de la prostituée : je me contentais de parler à des
hommes très seuls, en les laissant fantasmer sur ma sensualité vocale. Et
dès que la conversation prenait la tangente, j’étais priée de diriger le
Monsieur vers le répondeur automatique. En somme, je n’étais qu’une simple
téléphoniste, à cela près que mon téléphone était rose et que ce n’était pas
moi qui harcelait les gens pour obtenir le droit de leur parler.
Quand Carlos me balança
ces reproches à la figure parce que j’étais un quart d’heure en retard, je
réprimai mon envie furieuse de lui retourner une paire de gifles. Il savait
que j’avais deux mômes à nourrir et il balançait souvent la menace du
licenciement devant mon nez pour me rappeler combien j’étais à sa merci. Je
le haïssais, mais il avait au moins raison sur un point: j’étais à sa merci.
Lorsqu’il fut hors de mon champ de vision, je lui passai la langue
puérilement, l’assénai des pires noms d’oiseaux et enfilai mon casque. J’eus
quelques secondes de répit avant que le téléphone se mette à sonner. Je
pensai alors à Sybille et Maxence. Puis, inévitablement à ma mère qui était
auprès d’eux. Cette dernière pensée me souleva l’estomac: avec quelle autre
bonne nouvelle m’attendrait-elle à mon retour? Le téléphone sonna.
– Maya fleur de Lys,
que puis-je pour vous?
– T’es bonne, hein,
dis-le que t’es bonne!
– Bien sûr,
Monsieur. Et à qui ai-je l’honneur?
…
Le type avait raccroché.
Je restai perplexe derrière mon bureau. Encore un qui n’avait pas dû
comprendre ce langage châtié. Une idée de Carlos : il disait que ça les
excitait. Sauf que depuis que j’étais là, j’avais déjà perdu des tas de
clients à cause de ces belles phrases. Je ne pense pas que les mecs qui
passaient leur temps sur des lignes roses usaient d’un langage châtié. Ni le
comprenaient d’ailleurs. Mais Carlos était un homme de conviction. Et de
toute façon, lui n’était pas payé au nombre de minutes. Notez que depuis que
je travaillais là, je ne comprenais pas à quoi il était payé. A rien faire,
peut-être. Il devait être très riche.
Lorsque je repassai le
seuil de la maison, la lumière du salon était allumée. Maman n’aurait-elle
pas dormi? Quant à moi, à part ce type qui m’avait raccroché au nez, je
n’avais eu aucun client. Etrange à cette période de l’année. Mais puisqu’il
en était ainsi, j’avais demandé à Carlos si je pouvais prendre ma soirée
demain. C’était le réveillon de Noël, le premier que je passerais seule avec
Sybille et Maxence, leur père était en Laponie avec sa blondasse, il n’y
avait pas beaucoup de clients, les enfants espéraient passer cette soirée
avec leur maman plutôt qu’avec une baby-sitter. Carlos resta de marbre
tandis que je mettais tout mon cœur pour plaider ma cause. Lorsque j’eus
terminé, il haussa les épaules, souffla comme un bœuf en chaleur, ce qui fit
tressaillir les bretelles de son singlet jauni par la transpiration tenace,
et cracha ces quelques mots, entre deux borborygmes:
– M’en fous moi que
t’aies des gosses. Noël c’est la plus grosse soirée de l’année. Si t’es pas
là demain, ça sert à rien de revenir. Et tu nous manqueras pas, j’te
rassure.
Lorsque je pointai mon
nez dans le salon, Maman frotta ses yeux. Elle était affalée dans le
fauteuil, la télécommande de la télé sur le ventre, les jambes racrapotées
sous une couverture. Elle ne me laissa pas le temps de lui expliquer le
pourquoi de ces yeux rougis. Mes états d’âme étaient le cadet de ses soucis.
Malgré la fatigue qui se lisait sur tout son corps, elle dégaina plus vite
que son ombre :
– Marie… J’ai bien
réfléchi. Je suis d’accord de garder les petits autant de fois que cela sera
nécessaire…
Je m’apprêtai à lui
sauter au cou, à l’embrasser, à lui crier tout cet amour que j’avais enfoui
en moi depuis toutes ces années d’hypocrisie. Mais elle continua.
– Oui, autant de
fois que cela sera nécessaire… Je ne te demande qu’une faveur, Marie.
– Laquelle ?,
risquai-je. (Plus pour avoir droit au chapitre que parce que j’aspirais à
savoir ce qu’elle avait manigancé pendant mon absence).
– M’accompagner à la
messe de minuit avec les enfants demain soir… Ton père refuse de venir cette
année. Il dit qu’il a mal au dos, et que les bancs de l’Eglise seraient pire
qu’un chemin de Croix. Je ne crois pas un mot de ses jérémiades, mais le
médecin lui a donné raison. Je crois qu’il l’a acheté. Alors, tu penses,
soutenu par la médecine, ton père ne cèdera pas à mes pleurs. Par contre,
toi, je crois qu’il serait grand temps que tu y emmènes les enfants.
D’ailleurs, j’ai téléphoné à Suzanne : elle accepte que Sybille soit
l’enfant Jésus dans la crèche vivante… Si on l’emmaillote bien, on ne verra
pas que c’est une fille. En argumentant, j’ai même pu obtenir que tu joues
Marie. C’est merveilleux, non ? Tu vas enfin pouvoir racheter ta conduite…
Les gens ne parleront plus dans notre dos. Tu pourras redresser fièrement la
tête… Tu…
Ma mère continua de se
justifier pendant de longues minutes, mais je ne l’entendais plus. En
quelques mots, elle avait anéanti toute ma tendresse récemment ressuscitée.
Je savais que si je lui annonçais que je travaillais demain, elle ne
m’adresserait plus jamais la parole. Je savais aussi que si je refusais de
participer à cette messe de minuit et d’incarner la Vierge Marie, le village
entier me brûlerait sur la place publique à la première occasion.
Alors j’avais accepté.
Sans lui dire que je n’aurais plus de boulot. Sans lui dire que ça me
permettrait enfin de passer du temps avec mes deux petits bouts et que
c’était la seule raison qui me poussait à accepter. Sans lui dire non plus
que mon pseudo-mac laisserait quatre-vingt messages insultants sur mon
répondeur pour me signifier que j’étais virée.
TTT
Le père Noël a rangé son
appareil, le curé Joseph nous libère officiellement de nos fonctions. Les
gens massés autour du sapin sur la place du village ne m’accordent plus un
regard. En l’espace de quelques secondes, je suis redevenue Marie. Marie
l’impie. Celle qui trimballe ses bâtards dans les lieux saints sans respect
aucun. Sauf que toutes ces grenouilles de bénitiers semblent oublier que mes
enfants, à la différence de leur père, ne sont pas des bâtards. Et qu’en
raison de leurs mauvaises langues, ce lieu n’a plus de saint que le nom.
Du regard, je cherche ma
mère : elle a rejoint le club de groupies qui suivent à l’odeur la robe du
curé. Et vas-y que ça fait des courbettes… C’est à celle qui parviendra à
faire la révérence le plus bas. Cette mère qui tenait tant à ma présence ce
soir ne me voit même plus, certaine d’avoir racheté mon âme en vendant mon
corps à l’Eglise.
Lasse de toute cette
hypocrisie, j’attrape la main du petit roi mage qui s’agrippe à ma jupe en
bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Puis j’emmitoufle dans une couverture
supplémentaire l’enfant Jésus qui tremble de toutes parts et m’enfonce dans
le village, telle Orphée quittant les Enfers. A ceci près que je suis sûre
de n’y abandonner mon Eurydice. Pourtant, histoire de me rappeler que cette
nuit de l’année a quelque chose de mythique, je ne peux m’empêcher de me
retourner une dernière fois en jetant un regard blasé vers l’imposante
bâtisse de Notre-Dame. Contre
toute attente, cette impulsion mythologique me permet de le découvrir, tapi
dans l’ombre, sur une des marches de l’antique sentier pastoral.
L’homme ne me voit pas,
tout occupé qu’il est à contempler le ciel. Comme happée par la plénitude
qui émane de sa personne, je me mets à l’imiter. Le tableau est singulier :
en ce soir de Noël, dans l’ombre de Notre-Dame et loin des sourires
hypocrites et des prières feintes, Marie l’impie, le petit roi mage fatigué,
l’enfant Jésus grelotant et Etienne, le menuisier du village, contemplent
l’infinie voie lactée. Durant de longues minutes. Minutes de bonheur intense
pendant lesquelles aucun d’entre eux, ayant désormais perçu la présence de
l’autre, n’ose rompre ce silence sacré.
TTT
Qu’advint-il de cette
scène, écrite à l’encre céleste et tirée en quatre exemplaires, à R***, le
24 décembre 2000? Eh bien, croyez-le ou non, c’est en levant les yeux et en
contemplant ce ciel étoilé d’une pureté extrême, que je fis la plus belle
rencontre de toute ma vie.
// Justine LaloT
dessins : Karo Pauwels
Justine Lalot, jeune écrivain belge a publié également
un premier ouvrage : "Pas
grand'chose"
aux éditions Luce Wilquin. Dans ses textes, elle voyage entre
ironie et humour décalé.
Pas grand'chose
raconte les périples d'une infirmière en mission en République Démocratique
du Congo, un pays où l'humour ne manque pas.
Infos :
Blog de Justine Lalot -
www.justinelalot.blogspot.com
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