A suivre...
(16 avril 2010)
Electrochoc à l'écran
Parce que la téléréalité dans ses dérives les révolte, parce que le pouvoir
de la télévision les inquiète tout simplement, parce qu'ils veulent faire
prendre conscience des méfaits de la “trash tv”, des Français ont réalisé un
documentaire qui ne peut laisser indifférent.
“Le jeu de la mort”,
en est le titre. De quoi s'agit-il? Du récit d'une expérimentation sur le
pouvoir de la télévision, à partir d'une émission montée pour l'occasion:
“La zone extrême”. L'émission, semblable à ces jeux de divertissements qui
s'enchaînent sur les petits écrans, s'inspire des recherches menées par le
psychologue américain Stanley Milgram dans le courant des années 60.
Dans l'expérience de
Milgram, des individus volontaires - placés dans une situation de test
scientifique fictif - sont amenés à envoyer des décharges électriques à
chaque mauvaise réponse d'un "comédien" (à leurs yeux, il s'agit d'un autre
volontaire pour l'expérimentation), selon un voltage qui va crescendo. Le
but de Milgram était de savoir jusqu'à quel point précis chaque sujet allait
suivre les instructions, alors que les actions qu'on lui demandait
d'exécuter entraient progressivement en conflit avec sa conscience.
L'expérience doit sa célébrité à ces terribles résultats. Un grand nombre
d'entre nous(1) est prêt à obéir aux injonctions de
l'autorité – dans ce cas de figure, un scientifique en tablier blanc –, à
s'y soumettre sans la remettre en question, même s'il s'agit de commettre
des actes dommageables pour autrui. Derrière ces recherches en psychologie
sociale, planent nos tourments d'après guerre, face à la question de la
collaboration ou de la résistance. Qu’aurions-nous fait en temps de guerre ?
Que ferions-nous aujourd'hui et jusqu’où irions-nous?
Sur un
plateau télé
A la mi-avril 2009, sous
l’impulsion du réalisateur Christophe Nick, une équipe de scientifiques et
de techniciens de l’audiovisuel, adaptent l’expérience de Milgram à un jeu
télévisé. Comme on le ferait habituellement pour une émission de
divertissement, des candidats sont recrutés par une société de marketing:
des quidams n’ayant jamais participé à un jeu télévisé, ni même cherché à le
faire. Un public, un chauffeur de salle, une animatrice, un plateau aménagé
pour le jeu… tous les éléments sont réunis pour “faire comme si”. Le
producteur explique le cadre aux candidats: il s’agira pour eux de tester un
nouveau jeu télévisé et d’aider à sa mise au point. On joue donc “pour du
beurre”. Pas de gain à la clé. Seul un dédommagement de 40 euros est prévu.
Le documentaire-fiction
qui retrace l’expérience laisse pantois. Si l’on perçoit tantôt la
perplexité, tantôt le malaise, tantôt la désolation, tantôt l’inquiétude ou
l’angoisse des candidats, ils seront pourtant nombreux à aller jusqu’au bout
du jeu (81%), c’est-à-dire jusqu’à infliger au comédien le voltage maximal
afin de sanctionner sa 27ème mauvaise réponse. Les protestations
du comédien, ses suppliques, voire son silence en bout de course n’auront
que peu d’effets sur les manettes à volts, poussées à l'extrême.
“Le jeu de la mort”
décode les comportements des candidats et les mécanismes d’obéissance.
“Ils démarrent dans le bureau du producteur alors que sont énoncées les
règles du jeu, analyse un des
protagonistes. Seul, confronté au pouvoir, le candidat est sans défense et
devient obéissant”. Rire nerveux, tentative de tricherie, sourde
oreille, essai de négociation avec l’animatrice… seront autant de stratégies
déployées par les candidats pour s'accommoder de la tension à laquelle ils
sont soumis. Mais rarissimes seront les réelles rebellions.
Avertissements
Diffusé sur
France 2 et sur La Deux(2), “Le jeu de la mort” a les
allures d'un coup de poing. Spectaculaire, il sort le spectateur de son
flegme face à l'image, le tire de l'insouciance. Si la démarche a été saluée
par certains, elle n'a pas manqué d'attirer également les critiques. La
principale étant celle de pratiquer ce qu'elle dénonce. “Le documentaire
est construit comme un avertissement. Et les auteurs se sont arrangés pour
qu'il soit percutant (…), observe Sarah Sepulchre, chargée de cours en
communication à l'UCL. Le documentaire lui-même abuse des arguments
d'autorité et des figures d'autorité (…). En ce sens, il fait la même chose
que les programmes qu'il dénonce”(3).
Son mérite, diront certains, est de "secouer le téléspectateur”; mais
ses détracteurs pointent également ses failles: la dramatisation à l'œuvre,
la confusion entretenue – comme si toutes les émissions télévisuelles
étaient du même ordre–, le point de vue plus idéologique que scientifique.
En effet, de l’avis des
réalisateurs du “Jeu de la mort”, l’expérience met en lumière la puissance
de la télévision, son emprise. Au vu de ce qu’elle propose, il y aurait lieu
de s’inquiéter. “Aujourd’hui, la téléréalité, c’est ‘j’élimine, j’exhibe,
j’humilie et je suis voyeur’. On est dans ce qu’il y a de plus décadent,
déclarait Christophe Nick lors d’une interview(4).
Certains de ses défenseurs répondent qu’il s’agit d’une sorte de catharsis…
Le problème avec la télévision, c’est que non seulement elle montre le
passage à l’acte mais en plus, elle le promeut”.
La téléréalité porte dans
ses gènes la logique du pire, indiquera Jean-François Raskin, professeur de
sociologie des médias, lors du débat d’Intermédias(5)
sur le sujet. Une escalade imbriquée dans la loi de l’audimat. L’enjeu ne
résiderait-il pas alors dans la création de bonnes émissions populaires,
comme le suggère Luc Van Campenhoudt? Ce sociologue en appelle à dépasser
un clivage manichéen qui oppose la téléréalité et d'autres émissions
“vertueuses”, à mettre au point de véritables spectacles qui diffusent des
valeurs tout autres et bien trop absentes du petit écran. Solidarité,
compassion, sens de la justice…
Questionner nos obéissances et interroger le média qui occupe nombre d'entre
nous – pas seulement lors des longues soirées d'hiver –, voilà au moins deux
raisons de s'intéresser au “Jeu de la mort”.
//
Catherine Daloze
(1) Lors des premières expériences de Milgram – avec des
conditions de réalisation bien précises dans la localisation des individus,
dans les interventions des pseudo-chercheurs…, 62,5 % des cobayes iront
jusqu'à 450 volts. Des variantes permettront de tester l’influence de divers
paramètres.
(2) Accompagné également d'un site, d'un livre… –
programmes.france2.fr/jusqu-ou-va-la-tele/
(3) Voir Newsletter de l'Observatoire du récit
médiatique, n°1 –
www.uclouvain.be/orm.html
(4) Entretien dans Le Soir du 26 février 2010.
(5) Emission du 26 février –
www.intermedias.be
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