A suivre...
(18 novembre 2010)
Les saveurs de l’âge
“Seniors et toujours jeunes”. Avec un supplément ainsi dédicacé, le
quotidien L’avenir entend fournir un mode d’emploi à ses lecteurs de plus de
60 ans. Tout y passe : le sport, le look, l’habitat, les loisirs et jusqu’à
des questions plus intimes. “Rester jeune” titre Le nouvel
observateur de ce début novembre. Et de déclarer “vivre plus longtemps
sans être vieux, du moins sans en avoir l’air, paraît aujourd’hui à notre
portée”. Voilà qui semble de bon ton dans les kiosques. Mais que diable
la vieillesse nous a-t-elle fait, pour qu’on nous recommande de l’éviter à
tout prix?
Il y a longtemps que
Mamoune le pressent: “On ne veut plus rien savoir de la mort de nos
jours. Et maintenant, voilà qu’on cherche à gommer le temps qui la précède.
On voudrait pour cela soustraire les vieux vivants que nous sommes, de peur
qu’ils n’encombrent le regard de ceux qui veulent oublier que toute destinée
a une fin. Et comment nous cacher, nous et nos décrépitudes flagrantes,
sinon en nous rassemblant dans des maisons loin des regards?”(1)
Mamoune – Jeanne dans le civil – est “la grand-mère de Jade” dans le roman
de Frédérique Deghelt. Les filles de Jeanne ont pensé qu’il valait mieux
pour sa sécurité qu’elle quitte sa maison savoyarde. On ne sait jamais : un
prochain malaise pourrait se présenter... Sa petite-fille, Jade, s’est
révoltée et l’a kidnappée. Jade a rêvé une vie avec Jeanne à Paris. Elles
ont découvert la complicité. Elles expérimentent, sous les yeux des
lecteurs, un duo de charme qui se complète, se soutient et nous laisse
entrevoir une configuration de vie pas banale. Petite-fille et grand-mère
partagent le même espace de vie. Audacieuses, elles réinventent leurs liens.
Moins qu’un problème, la vieillesse de la grand-mère octogénaire se fait
davantage richesse, véritable moteur pour la trentenaire en transition.
En dehors des romans
pourtant, force est de constater que vieillir n’a pas bonne presse. Que
vieillard est un qualificatif presque injurieux. Que le vieillissement de la
population s’envisage avec embarras. Force est de donner aussi raison à
l’écrivaine quand elle décrit le choix de ses héroïnes comme une fugue,
comme une fuite loin des chemins habituellement foulés.
A rebours de la vie
Dans notre monde
intransigeant de performance, de réussite, de plaisir, de séduction…
l’avancée en âge s’inscrit à contrecourant. Elle n’est pas conforme aux
images de l’‘idyllique’, véhiculées par nos magazines et nos petits écrans.
Alors pour faire bonne figure, il faut lutter contre l’irrémédiable, contre
ce que d’aucuns considèrent comme “les ravages du temps”. Crèmes antirides,
produits anti-âges, Botox ou hormones anabolisantes à l’appui, l’homme et la
femme vieillissants tentent de masquer leurs conditions. Une cause
mobilise : le maintien de la jeunesse le plus longtemps possible. On explore
le corps pour déterminer qui, de nos gênes, de notre environnement ou de
notre mode de vie est le plus responsable de notre longévité. On établit des
échelles, des gradations, comme la responsable d’un magazine qui distingue
les quinquas “fringants” des nonagénaires “dépendants”.
Ne vieillir que bien !
“Dans une société de
l’éphémère, vieillir a-t-il encore un sens?, interrogent les auteurs de
“La tyrannie du bien vieillir”(2). Vieillir c’est durer : forcément, durer
ça prend du temps. Le paradoxe se noue ici même : vous pouvez durer, mais la
durée n’ayant plus de valeur, faites en sorte que cela ne se voie pas :
vieillissez mais, s’il vous plait, ne faites pas votre âge!”.
Une société qui ne
retient que l’instant ne s’accommode guère du temps de la vieillesse. C’est
l’un des constats que posent Michel Billé et Didier Martz dans leur essai
critique sur le “bien vieillir”. Derrière ce néologisme, ils décodent les
peurs, les normes, les injonctions qui pèsent sur les humains vieillissants
que nous sommes tous avec plus ou moins d’acuité.
Le refus de vieillir
sans doute cache-t-il bien des craintes, celle d’être un poids, de dépendre,
de déplaire, celle de mourir aussi. “Alors que nous employons toute notre
énergie à ne pas mourir, le vieux est celui qui nous dit que nos efforts
sont vains, écrit sans détour Didier Martz.(…) il est le témoignage de ce
qui nous attend. Alors, pour apprivoiser la mort, nous tentons d’amadouer
les vieux, nous les côtoyons, nous en prenons soin. Nous les encourageons
par tous les moyens à bien vieillir, c'est-à-dire à faire en sorte qu’ils ne
montrent pas le message de mort dont ils sont porteurs : restez les mêmes,
restez en forme, gardez un beau corps, dépensez et dépensez-vous!” La
pression est sans égale sur les candidats centenaires, en nombre
grandissant, grâce à l’amélioration des conditions de vie, aux avancées
médicales… Oui, nous vivons à un âge bien avancé encore avec des “il faut”,
des “tu dois” dont nous aurions pu nous croire libérés. “Soyez autonomes,
souvenez-vous, communiquez, ayez un projet, donnez du sens, faites votre
bilan, réglez vos comptes…”, répète-t-on aux seniors, avec la conviction
de souhaiter leur bonheur.
Les auteurs de la
“Tyrannie du bien vieillir” invitent à l’indignation, à la révolte. Derrière
l’incitation à plus d’autonomie, ils nous prient de voir une exhortation à
“définir ensemble des règles de vie en commun” et à les respecter. Ils
dénoncent la confusion des termes, l’autonomie perçue comme le
tout-à-l’indépendance des personnes : “Se débrouiller seul, c’est se
passer des autres et introduire une distension dans le lien social,
distension qui peut se traduire par une nouvelle demande d’objets techniques
visant à compenser l’appauvrissement du lien social.”
Et si vieillir entraîne
bien des pertes – de souplesse, de force, de rapidité ou de cellules
nerveuses, cela n’interdit pas d’acquérir, de cultiver, de savourer, de
reprendre et de transmettre le sens de la lenteur, celui de la fragilité, et
par exemple de faire de la vieillesse “l’âge de la mobilisation pour
autrui”.
// Catherine Daloze
(1)
Frédérique Deghelt, “La grand-mère de Jade”, éd. Actes Sud, 2009.
(2) Michel Billé et Didire Martz, “La tyrannie du ‘bien
vieillir”, éd. Le bord de l’eau, 2010.
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