A suivre...
(1er juillet2010)
Les chantiers d’une économie juste
“Economie juste”. L'association des deux mots est séduisante; elle qualifie
l'essentiel des travaux de l'économiste François Maniquet. Ce dernier vient
d'être gratifié par le prestigieux jury du Prix Francqui
(1). Une récompense pour ses talents de scientifique, qui est aussi
l'occasion de découvrir ses recherches et les enjeux qui les animent. A
l'heure où l'économique s'est mué en préoccupation majeure pour le commun
des mortels…, voici quelques considérations d'expert glissées à nos oreilles
de néophyte.
Avec les recherches de
François Maniquet, on entre dans le champ de la justice économique. Parce
qu'”il y a des manques de justice flagrants, observe-t-il. Laisser des
gens vivre dans l'extrême pauvreté, c'est injustifiable. L'injustice est
manifeste; or les solutions ne sont pas évidentes. Cela fait des dizaines
d'années que l'on se bat contre l'extrême pauvreté. Le constat est évident:
il y a moyen de faire mieux en matière de justice sociale, et il y a matière
à réfléchir, ce n'est pas simple”. Voilà ce qui mobilise l'économiste
belge: la combinaison entre des perspectives d'amélioration et une vraie
gageure pour l'esprit.
Une question d’équité
L'économie serait juste
– ou plus juste -, estime le chercheur, si l'on égalisait les ressources
dont dispose chaque citoyen pour réaliser ce qui lui semble être une
existence réussie. Mais force est de constater que les ressources se
distribuent d’une manière inégalitaire, dès la naissance. Et, quand il parle
de ressources, François Maniquet ne se limite pas à l'aspect financier.
Comme il le précise, les ressources sont “multidimensionnelles”. Il s'agit
tant de legs monétaires ou immobiliers, que de la santé, de la région où
l'on réside, du statut social de nos parents… “Tout égaliser est par
nature impossible, remarque-t-il. Certaines ressources sont
intransférables. Or, rien ne justifie qu'une personne porte sur elle les
conséquences de la faiblesse de moyens dont elle dispose au départ”.
Pour tenter de contrebalancer les inégalités et aller vers plus de justice
sociale, l'économiste préconise de jouer sur les dimensions transférables:
transferts financiers, financement de l'éducation et des soins de santé…
Une histoire de gain et de perte
Mais il le sait:
s'intéresser à l'économie de la justice, c'est redistribuer. Il y en a donc
qui vont gagner et d'autres qui vont perdre. La question centrale est alors
“de savoir à partir de quand, aux yeux de la société, le gain pour un groupe
de personnes a plus de valeur que la perte pour un autre groupe”. Si
certains économistes estiment que ce n'est pas leur mission d'en juger,
c'est bien leur rôle, rappelle François Maniquet que d'éclairer les
mécanismes économiques à l'œuvre. Un exemple? La politique d'allocations
familiales. “Un système d'allocations familiales consiste à prélever du
revenu des familles sans enfants pour le redistribuer aux familles avec
enfants. L'effet redistributif sera complètement différent dans une société
où les familles nombreuses sont surtout des familles pauvres et dans une
société où ce sont les familles riches qui ont le plus d'enfants. A la
limite, un (mauvais) système d'allocations familiales peut augmenter les
inégalités, alors que l'objectif était tout autre”. Mais attention,
"l'économiste éclaire sur les choix, il ne les pose pas”, précise
François Maniquet, qui insiste sur le respect des choix des citoyens, des
politiques… Son métier est d'attirer l'attention sur les incohérences qui
existent parfois entre les objectifs poursuivis et les réalisations; voire
entre plusieurs objectifs eux-mêmes que l'on voudrait mener de front mais
qui seraient incompatibles.
En dehors des choix moraux
Les critiques portées à
l’économie de marché se multiplient. Certains évoquent la nécessité de
changer fondamentalement le système, notamment en parlant de décroissance.
De l’avis de François Maniquet, quand les avocats de la décroissance
militent pour modifier les préférences de citoyens, ils se positionnent dans
un débat relatif à la morale personnelle. Et ce débat est tout à fait
distinct de la question de la justice sociale : celle de savoir quelles sont
les institutions qui sont le plus à même de garantir aux gens les ressources
dont ils vont pouvoir disposer pour mener la vie qu'ils estiment être une
bonne vie. “Se poser la question des institutions sociales qui vont mener
à une économie juste, c'est commencer par se dire: ‘laissons les gens
responsables et libres de définir ce qui est bon pour eux’”, avance le
professeur Maniquet. Sans négliger bien entendu, le respect minimal des
règles de vie dans la société et le fait que l'on n'a pas le droit de
“polluer” – au sens large du terme – les autres. “Mais s'il y en a qui
veulent manger bio, et d'autres qui ne sont pas dérangés par des aliments
produits à grande échelle, c'est leur affaire. Ce n'est pas le rôle des
institutions sociales de dire qu'il y a une manière de consommer qui est la
bonne. Il y a lieu de reconnaître que les gens répondent différemment aux
questions individuelles de moralité et que tout le monde a le même droit de
vivre en société selon ce qu'il estime être une bonne vie”. D’autant
que, sous la casquette d’économiste, le chercheur se basera sur des faits –
les choix des individus – davantage que sur des intentions.
Au sein des discours sur
la décroissance, le chercheur pointe l’aspect de la justice
inter-générationnelle, l’enjeu de la répartition d'une ressource rare et non
renouvelable entre les générations. “C'est une question sur laquelle il
ne faut pas laisser faire les marchés, peu préoccupés de demain”,
affirme-t-il. “En théorie, la question semble facile à résoudre.
L'équation de base de la justice entre les générations serait d'échanger des
choses de même valeur. Par exemple, du pétrole consommé aujourd’hui et
épuisé demain, contre des ressources nouvelles non disponibles aujourd’hui
mais accessibles demain. Cette équation est théoriquement possible au regard
des avancées de la connaissance. Mais la difficulté se trouve davantage dans
la mise en pratique. A partir de quand estime-t-on que la connaissance créée
recèle la même valeur que les biens consommés? C'est extrêmement complexe à
déterminer, remarque l’économiste. Cela exige de trouver la bonne manière
d'évaluer les ressources que l'on consomme à perte aujourd'hui, et d'évaluer
les ressources que l'on crée.”
Voilà
encore matière à recherche pour le lauréat 2010 du Prix Francqui, bien
conscient que la question de nos attitudes – envers les générations futures
notamment - va au-delà de l'économie.
// Catherine Daloze
(1) Le Prix Francqui – du nom du diplomate belge Emile
Francqui (1863-1935) - est attribué chaque année à un Belge, successivement
dans le domaine des Sciences exactes, humaines, biologiques et médicales.
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