A suivre...
(19 février 2009)
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Lire aussi l'article paru dans le numéro du 07/08/08
"Entre Bruxelles et Saint-Jacques ..."
Saint-Jacques de Compostelle,
le retour… et après?
Parcourir le Chemin de Saint-Jacques de Compostelle est une aventure. A
pied, depuis Bruxelles, elle a duré trois mois. Ensuite, il faut bien
rentrer et reprendre la vie normale. Reprendre? Pas vraiment. Car si c’est
pour que tout redevienne comme avant, ce n’était pas la peine de partir.
Début
octobre 2008, mon épouse et moi étions de retour chez nous, à Anderlecht,
après quelque 2000 km parcourus à pied pour nous rendre à St Jacques de
Compostelle, en Espagne (1). Depuis, la question qui nous est la plus
fréquemment posée est: «N’avez-vous pas eu trop de mal à reprendre vos
habitudes?»
Oui, bien sûr, c’est
difficile. Mais tant mieux, parce que le but n’est pas de recommencer comme
avant, précisément. Faire le Chemin de Compostelle, s’engager dans une
expérience de face à face avec soi-même, longue de trois mois de marche,
c’est inévitablement revenir différent. La difficulté n’est donc pas de
reprendre ses habitudes mais, au contraire, de tout faire pour ne pas les
reprendre. Car le contexte dans lequel on replonge, lui, n’a pas changé.
Ce qui suit n’est que
notre expérience, sans prétention à généraliser.
Nous ne sommes plus les
mêmes qu’au départ. D’abord parce que nous nous sommes faits de nouveaux
amis. Certes, il ne faut pas aller à Compostelle pour cela. Mais ce qui
frappe, sur le Chemin, c’est la rapidité avec laquelle des relations de
confiance, voire de complicité, s’établissent.
Dureront-elles, ces
relations? Pas sûr. Mais, à force de vivre ainsi au jour le jour, on apprend
à apprécier le présent, plutôt qu’à s’inquiéter pour l’avenir. Les adieux
avec ces nouveaux venus dans notre vie ont été simples, presque faciles,
parce que l’essentiel n’est pas ce qui va manquer après, mais ce que nous
avons vécu ensemble.
Volontairement fragiles
Autre mot-clé du
changement: apprendre à relativiser. Pendant des mois, nous nous sommes
déplacés à une vitesse moyenne de 4 à 5 km/heure, avec, pour seul bagage, un
sac à dos au volume fatalement limité. Ce n’est pas le simplement utile que
l’on porte, ni même le nécessaire, mais seulement l’indispensable. C’est fou
comme on apprend vite à vivre avec peu, et à rejeter le superflu. Sur le
Chemin, nous avons été quelques fois écœurés en traversant des villes aux
boutiques de souvenirs pour touristes, des échoppes vendant des trucs
inutiles, de la bouffe de luxe. Souvent, là, avec nos sacs, nos godasses et
nos bâtons de marche, on nous regardait comme des bêtes curieuses. Mais
quelles sont les vraies valeurs? «La pub, c’est beurk», explique
Bla-Bla aux “lardons”. La société de consommation aussi, décidément.
Nous avons gardé
– et nous garderons –
la capacité de nous émerveiller, même de petites choses. |
Relativiser, c’est aussi
modifier son rapport au temps. Il nous fallait parfois trois jours pour
traverser un département français, alors qu’on met deux heures en voiture.
Plus de 50 jours pour aller de la frontière franco-belge aux Pyrénées.
L’être humain, dans ces cas-là, apprend à retrouver sa vraie place, celle
d’une fourmi dans la nature immense. Refuser d’aller vite, prendre le temps
au lieu de le maîtriser, savourer les endroits où l’on passe, s’émerveiller
d’un coin de rivière ensoleillé ou d’une chapelle romane que l’on ne voit
pas en passant en voiture…
Marcher ainsi sur une
longue distance, c’est se fragiliser volontairement. Et c’est bénéfique. On
se rend vulnérable à tout: aux intempéries, à l’insécurité sur les tronçons
routiers, aux aléas des disponibilités d’hébergement… Ce ne fut pas facile.
Nous avons marché en couple, et l’un de nous avait tendance à trop prévoir,
l’autre à ne pas le faire assez. Personne ne vit bien dans le doute, alors
que celui-ci est tellement nécessaire pour sortir des certitudes qui
gouvernent notre vie.
Impasse absurde
Toutes ces découvertes
ont fait de notre chemin une expérience forte de remises en question et
d’apprentissages, et une vraie cure de santé mentale. Et puis, patatras, on
retrouve l’espace confiné de sa maison après avoir vécu à l’extérieur et
changé tant de fois de paysages. On reprend le boulot, on retrouve les
contraintes d’avant. Bien sûr, on est plein de bonnes résolutions, à
commencer par celle de ne plus retomber dans la vie de fou que l’on est
parvenu à quitter temporairement. Mais ce choix ne gomme pas d’un coup les
exigences objectives du boulot, des relations sociales et de la vie. Comment
faire alors pour résister, pour appliquer ses bonnes intentions?
Aujourd’hui, cette
remise en question débouche sur une impasse. Non, cela n’a pas de sens
d’avoir parcouru un tel chemin intérieur, si c’est pour retomber ensuite
dans le même schéma dont l’absurdité nous saute aux yeux. Oui, il faut une
rupture, mais il faut aussi vivre, ce qui signifie concrètement avoir des
revenus, donc un boulot. En plus, chacun de nous fait un travail qui,
socialement, est plein de sens et de responsabilités. Pour l’instant, faute
d’alternative perceptible, nous avons repris la même activité, dans les
mêmes conditions objectives d’urgence et de pression permanentes.
Alors, tout ça pour
rien? Certainement pas. Nous avons gardé – et nous garderons – la distance
prise par rapport aux biens matériels. La priorité à l’humain. La capacité
de nous émerveiller, même de petites choses. L’idée d’abandonner malgré tout
nos boulots avant l’âge pour faire autre chose n’est pas encore mûre, mais
elle fait son chemin. Et tant pis pour le montant de la pension. «Il faut
vivre ce que l’on aime en payant le prix qui convient», a écrit Jean
Ferrat. Mais aurons-nous un jour le cran de passer à l’acte?
Nous ne sommes pas les
seuls à nous poser ces questions. Plus d’une fois, sur le Chemin, nous avons
côtoyé d’autres pèlerins qui, comme nous, faisaient là une expérience
humaine unique. Comme nous, ils craignaient le retour au quotidien
“d’avant”. Il est vrai que cela peut mener à une contradiction profonde
entre les découvertes faites et les contraintes que la vie nous impose. Mais
les premières resteront ancrées en nous. Et puis, n’est-ce pas nous qui nous
imposons nos propres contraintes?
Une
chose est sûre, en tout cas: notre Chemin de Compostelle ne s’est pas
terminé le jour où nous sommes arrivés à St Jacques. Non seulement parce
que, c’est sûr, nous repartirons, vers Compostelle ou ailleurs. Mais aussi
parce que ce Chemin, c’est celui de toute la vie.
André
Linard
(1)
Dans l’édition d’En Marche du 7 août 2008, dans cette même rubrique, nous
vous avions fait partager quelques impressions de notre Chemin sur les
traces des pèlerins d’antan.
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