Enjeux internationaux
(20 octobre 2011)
Europe
Mesures de bonne gouvernance, recommandations aux Etats membres,
procédure de surveillance budgétaire… l’Union européenne intervient de plus
en plus dans les politiques nationales, sur leur volet économique mais aussi
social. Vers des terres indésirables, dénoncent certains.
La difficile équation
entre l’économique
et le social
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© Philippe Turpin Belpress |
Pour orienter sa politique et celles des Etats membres,
l'Europe se munit de grands plans d'avenir. Ainsi la première décennie du
siècle – 2000-2010 – se référait à la Stratégie dite de Lisbonne(1).
A sa suite, vient d'être définie une stratégie à l'horizon 2020. Le slogan
pour cette Stratégie Europe 2020: “une croissance intelligente, durable
et inclusive”. Les termes sont généraux et le champ est large, plus
étendu apparemment que le triangle emploi, croissance et compétitivité qui
avait prévalu durant la période précédente. Concrètement, le Conseil
européen - regroupement des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union - a
traduit ces principes en cinq objectifs:
•
augmenter le taux d'emploi (visant l'emploi pour 75% des 20 à 64 ans);
•
investir dans la recherche et le développement (à hauteur de 3% du PIB de
l'Union);
•
réduire les émissions de gaz à effet de serre (- 20% par rapport à 1990),
avec une augmentation de la part des énergies renouvelables dans la
consommation (à hauteur de 20%) et une augmentation de l'efficacité
énergétique de 20%;
•
améliorer le niveau d'éducation (réduire le taux de décrochage scolaire et
augmenter le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur;
•
réduire la pauvreté (réduire de 20 millions le nombre de personnes
confrontées au risque de pauvreté et d'exclusion).
Ces objectifs doivent servir de balises à l'Europe pour coordonner les
politiques socio-économiques européennes, et aux Etats membres pour définir
leurs objectifs nationaux. De même, les Etats doivent identifier “les
principaux obstacles à la croissance” et indiquer comment ils comptent les
éliminer. Quelques considérations quant aux priorités nationales entreront
sans doute en ligne de compte, mais “la pression sur les Etats membres pour
traduire chacun des grands objectifs est considérable”, observe Bart
Vanhercke de l'Observatoire social européen.
Au cœur de la nouvelle stratégie 2020, la place réservée aux politiques
sociales inquiète. Si la croissance dite inclusive (c’est-à-dire “une
économie à fort taux d’emploi favorisant la cohésion économique, sociale et
territoriale”, d’après l’explication européenne) est mise à l'agenda, nombre
de questions se posent derrière les grands principes. Ce qualificatif adossé
à la croissance aura-t-il une réelle influence? N'est-ce pas finalement la
croissance tout court, au sens du marché, qui entend guider les politiques?
L’adoption récente par le Parlement européen et le Conseil de mesures de
gouvernance économique ajoute aux craintes de certains. Appelées “six-pack”,
ces mesures entendent “mettre en place une plus grande discipline des
finances publiques durables; moins de négociations entre les Etats membres,
avec un renforcement du rôle de la Commission européenne, une surveillance
générale des déséquilibres macro-économiques…”(2).
La réduction de la pauvreté n'entre-t-elle pas en contradiction avec la
nouvelle gouvernance économique, où il est davantage question de coupes dans
les dépenses publiques, de modération salariale, de flexibilisation du
travail…? La dimension sociale des politiques européennes ne sera-t-elle pas
complètement marginalisée? Ne limiteront-elles pas leurs ambitions à des
aspects quantitatifs, se bornant à utiliser l'accès à l'emploi comme seul
indicateur de “réussite” et laissant ainsi de côté une série d'enjeux comme
le travail décent, les travailleurs pauvres, les
inégalités de revenus? Ne passeront-elles pas à côté d’un problème
crucial, celui de la répartition des richesses, de la hausse des inégalités
de revenus? Le nouveau cadre européen, vers 2020, bénéficiera-t-il à la
dimension sociale des politiques? D'aucuns en doutent sérieusement.
Le risque semble bien réel de voir s'éclipser les volets “protection et
inclusion sociales” face aux considérations économiques. Les mesures
d'austérité lancées par de nombreux gouvernements en Europe ne sont pas de
bon augure. Elles semblent affecter l'emploi et les régimes de sécurité
sociale. Pour l’European Anti-Poverty Network (EAPN), “l'impact social
de la crise empire aujourd'hui, non seulement à cause de la récession, mais
aussi parce que la plupart des gouvernements ont réagi à la crise économique
et financière selon la même approche néolibérale: la priorité est donnée à
la résorption des déficits publics, principalement au travers de la
réduction des dépenses publiques, en privilégiant la baisse des prestations
sociales et des services publics”.
La feuille de route européenne aurait-elle un “point aveugle”(3)
majeur: l'Europe sociale? En tout cas, là où la feuille de route est claire,
elle inquiète bien du monde.
//Catherine Daloze
>> Plus d’infos :
lire “Bilan social de l’Union européenne”, sous la dir. de
Christophe Degryse et David Natali de l’Observatoire social européen, éd.
ETUI, 2011.
(1) Ne pas confondre la Stratégie de Lisbonne avec le
Traité de Lisbonne qui, depuis 2009, transforme l'architecture
institutionnelle de l'Union (notamment élection d’un président du Conseil
européen et d’un haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères).
(2) “Le Parlement européen adopte le paquet sur la
gouvernance économique” -
http://europarlement.touteleurope.eu
(3) Expression de Christophe Degryse et David Natali de
l’Observatoire social européen.
De l’indifférence à l’indignation
citoyenne |
Les politiques européennes ne laissent pas
les citoyens indifférents. Comme le remarque
Cécile Barbier, de l’Observatoire social
européen, “résistance et indignation”
s’expriment avec détermination à l’égard de
l’Union et des mesures qu’elle préconise.
“Ces résistances se manifestent soit par
la montée de partis nationalistes populistes
– comme les Nouveaux Finlandais opposés aux
plans de sauvetage de l’Union –, soit par
l’apparition du mouvement d’indignation
exprimant une demande de ‘démocratie réelle
maintenant’”, précise-t-elle(1).
|
De longue date, le fossé ressenti entre les
institutions européennes et les citoyens
préoccupe. En 2001, dans un opus intitulé
“L’Europe appartient aux citoyens,
prenez-la!”(2), un chargé d’information
à la Commission pointait du doigt comme
causes de cette distance: l’impression que
ce qui se traite dans ces sphères est bien
éloigné de ‘la vie des gens’, la complexité
de l’échafaudage institutionnel,
l’inexistence ou la difficulté de voir
exister un espace public européen. Echanger,
réfléchir, proposer ensemble par-delà les
langues… pas simple!
Malgré les efforts apparemment consentis, le
constat d’une distance relative entre les
institutions européennes et les Européens
eux-mêmes n’a pas changé radicalement.
Certains craignent d’ailleurs que la
distance passe du fossé au gouffre. Alors
que fleurissent quelques appels à la
désobéissance vis-à-vis de l’Union(3).
(1) Lire dans Démocratie, 1er juillet
2011.
www.revue-democratie.be
(2) S.Gomez, “L’Europe appartient aux
citoyens”, coll. Quartier libre, éd.Labor,
2001.
(3) A.Bernier et le M’PEP, “Désobéissons
à l’Union européenne”, éd. Mille et une
nuits, 2011.
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Eclairages
Christophe Degryse est journaliste spécialisé dans les questions européennes
et directeur d’édition du “Bilan social de l’Union européenne” publié chaque
année depuis 1999 par l’European Trade Union Institute (ETUI) et
l’Observatoire social européen. Il décode la position européenne actuelle et
ses conséquences.
En Marche : Des inquiétudes s’expriment par rapport aux directions
que semble prendre l’Union européenne. Pourquoi?
CD : Le monde social et syndical réclame depuis longtemps
l’Europe sociale, c’est-à-dire une Europe qui se construit en intégrant un
véritable volet social, et qui déploie des compétences en matière d’emploi,
de formation... pour accompagner l’économie. Or, aujourd’hui, l’Union
européenne présente une sorte d’”Europe sociale”, mais loin de celle
qu’attendait le monde social et syndical. C’est une Europe qui se préoccupe
certes des questions sociales mais, semble-t-il, dans l’unique but de
renforcer la compétitivité de l’économie. Concrètement,
•
en matière de salaires, l’Union demande de “réformer” les systèmes
d’indexation et d’aligner les salaires sur la productivité ;
•
en matière de pensions, elle demande d’allonger les carrières, d’adapter les
systèmes de pension à l’évolution de l’espérance de vie ;
•
en matière d’emploi, il s’agit d’augmenter les taux d’emploi de toute la
population en âge de travailler ;
•
en matière de pauvreté, la grande majorité des mesures proposées concerne
l’activation dans l’emploi, la formation professionnelle, etc.
A ces mesures, il faut ajouter la réduction des dépenses publiques,
l’augmentation de la concurrence dans divers secteurs… Bien sûr, l’Europe
pare ces mesures de jolis mots comme intégration, non-discrimination,
marchés du travail inclusifs, pensions adéquates et soutenables… Mais le but
semble moins le bien-être des peuples que la compétitivité de l’économie,
fondée sur le seul indicateur de la croissance du produit intérieur brut
(PIB) dont apparemment tous les gouvernements européens continuent de penser
– à tort, comme le montrent de nombreuses études – qu'il est synonyme de
bien-être. J’ai lu dans un rapport national que la meilleure manière de
lutter contre la pauvreté était de renforcer la compétitivité de l’économie…
C’est du délire!
EM : Quels sont les effets directement applicables sur les
politiques sociales nationales ? Qu’arrive-t-il si un Etat ne respecte pas
les injonctions?
CD : Dans certains domaines, l’Europe a de réelles
compétences, y compris celle de sanctionner un pays qui “n’obéirait” pas aux
recommandations qui lui sont faites. Par contre, on peut se demander si
l’Union a réellement les compétences juridiques pour s’immiscer dans ces
matières sociales. Concrètement, la question se pose de savoir où se
trouvent, dans les traités, les bases juridiques qui autorisent la
Commission européenne à remettre en cause l’indexation des salaires.
Mais, compétences reconnues ou pas, l’Europe joue de tout son poids
politique. Ainsi, aucune institution de l’Union européenne n’a le pouvoir
juridiquement contraignant d’imposer à la Belgique de mettre fin à son
système d’indexation des salaires ou de repousser l’âge légal de la
retraite. Par contre, l’Europe peut sanctionner la Belgique si ses finances
publiques partent à la dérive et, demain, si d’autres “déséquilibres
macroéconomiques” perdurent. A la Commission, qu’entendra-t-on exactement
par “déséquilibre macroéconomique”? La formation des salaires, le
financement des soins de santé ou des pensions risqueront-ils d’en faire
partie?
Face à ces questions, un autre enjeu surgit : quelle est encore
la place des débats démocratiques concernant ces mesures européennes,
et où sont les lieux de délibération publique? Le cas de la Grèce est sans
doute exceptionnel mais il est emblématique: sous perfusion financière, ce
pays n’a “plus qu’à” tenter d’appliquer les injonctions de “Bruxelles”, sans
aucune marge de manœuvre politique. Est-ce tenable?
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