A suivre...
(7 juin 2012)
Le doute, arme de guerre
commerciale
Semez le
doute, cultivez le flou, entretenez la confusion : il en restera toujours
quelque chose… Pendant longtemps, les fabricants de tabac ont adopté cette
stratégie avec succès, au détriment de la santé publique. Les
climato-sceptiques, aujourd'hui, s'en inspirent avec la même efficacité.
Il y a une bonne
dizaine d'années, Robert Proctor, historien des sciences, à l’Université
Stanford en Californie, a eu accès à une masse de documents que tout
individu lambda aurait eu du mal à digérer. Pensez donc ! Des locaux entiers
remplis de classeurs, dont 79 millions de pages “seulement” ont été
numérisées à ce stade. Il s’agit des “Tobacco documents”, les archives des
grands procès menés contre les industries du tabac aux Etats-Unis dans les
années 1990. Tout y est : rapports confidentiels, mémos de cadres, notes
manuscrites de chercheurs, comptes-rendus d’expertises chimiques et
médicales, etc. Il a fallu dix ans à l’historien pour tout décortiquer.
Depuis quelques semaines, son bébé fait grand bruit aux Etats-Unis : “Golden
Holocaust”, une brique de 752 pages au fil desquelles il décortique la
stratégie mise au point par les industriels, à partir de 1950, pour redorer
l’image du tabac alors que les preuves scientifiques de sa nocivité
commençaient à s’accumuler.
A coups de millions
de dollars, les cigarettiers parviennent petit à petit à faire en sorte que
les vedettes d’Hollywood fument à l’écran, créant ainsi une mentalité de
“rébellion socialement acceptable” chez les adolescents. Ils taisent la
radioactivité des feuilles de tabac. Ils créent et entretiennent un réseau
de savants – certains grassement payés – prêts à forger une “narration”
moins dramatique autour du tabac. Tant la culture que la science américaine
sont infiltrées, et jusqu’à l’équivalent US de notre Ligue des Droits de
l’homme. Voire, plus tard, l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Parmi les
techniques utilisées, celle du “macro-biais” scientifique: on braque mille
projecteurs sur un élément mineur dans l’origine des pathologies liées au
tabac (par exemple les facteurs génétiques), minimisant ainsi subtilement le
poids des vrais facteurs étiologiques : la pénétration de dizaines de
composés toxiques dans l'organisme. Autre technique utilisée : évoquer le
XVIIème siècle comme origine, en Angleterre, de la controverse sur la
toxicité du tabac. “Ainsi, en inscrivant la cigarette comme une variable
banale de l’Histoire, écrit Stéphane Foucart, envoyé spécial du Monde
aux Etats-Unis, on occulte le caractère inédit de l’addiction de masse
qui s’est développée depuis le milieu du XXème siècle(1).”
Surtout, ce qui importe dans ces stratégies, c’est de distiller le doute. Et
de l’entretenir à chaque occasion, tant parmi le public que parmi les
décideurs politiques. Ainsi, on gagne du temps avant toute réglementation du
juteux business.
Le doute ! S’il y a
un mot qui résume les travaux de Naomi Oreskes, c’est bien celui-là. Dans un
ouvrage récemment traduit en français(2), cette docteure
en géologie et historienne des sciences à l’Université de Californie (San
Diego) démontre patiemment comment ceux qui, aujourd’hui, nient la réalité
ou la gravité des perturbations climatiques de la planète ne font que
s’inspirer des techniques mises en oeuvre pendant quarante ans à propos du
tabac. L’obsession de ces “climato-sceptiques”, fortement médiatisés en
Occident ces cinq à dix dernières années, consiste à propager l’idée qu’on
ne sait pas très bien, finalement, si le climat se réchauffe aussi
brutalement qu’on le prétend; et, même si cela devait être le cas, peut-être
bien que l’homme n’en est pas vraiment responsable…
Comment et pourquoi
faire passer de telles idées? Sur le “comment”, la démonstration de Naomi
Oreskes est éclatante. Des think tanks (groupes de réflexions) américains
propagent les paroles de quelques scientifiques isolés, généralement
nonexperts de ces matières (parfois les mêmes que lors de la propagande
pro-tabac!), niant ou édulcorant les problèmes climatiques. Objectif : créer
l’illusion d’un débat scientifique, par exemple auprès des enseignants.
L’historienne remet les pendules à l’heure : le débat – vraiment
scientifique – est bel et bien la raison d’être du GIEC, le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat, dont la méthodologie est un
modèle de rigueur (malgré l’une ou l’autre erreur retentissante). Sa
réplique n'ébranle pas les climato-sceptiques : rien n’est plus simple, pour
eux, que de trouver une réalité climatologique encore débattue et de la
monter en épingle puisque, comme l’écrit Naomi Oreskes, “il y a toujours
du doute, par essence, dans une science vivante, celle-ci étant un processus
de découverte”.
Quant au
“pourquoi”, ces climato-sceptiques américains ou leurs commanditaires sont,
dans l’écrasante majorité des cas, les tenants d’un ultralibéralisme. Ils
réfutent toute idée de réglementation ou d’intervention étatique. Leur débat
“scientifique” s’avère donc, en réalité, politique.
Rien ne dit que
cette analyse, résumée ici en quelques lignes, pourrait s’appliquer telle
quelle aux climato-sceptiques européens. Mais, bien qu'également très
minoritaires, ceux-ci sont très actifs. Et, en Belgique, présents à
l'université, dans la presse, à la Commission européenne, etc. Dans un
ouvrage aussi instructif que le premier(3), Bruno Latour,
directeur adjoint de Science Po (Paris), résume bien les atours dont ils se
drapent : “la culture du scepticisme et du doute radical, la distance
hautaine par rapport aux enjeux du politique, l’appel aux grandes figures
persécutées de l’Histoire, etc.”. Et ça marche? Oui! En 2007, 33% des
Français citaient l’évolution climatique comme le problème environnemental
le plus préoccupant, mais seulement 19% en 2010. Même dégringolade dans les
préoccupations de l’homme de la rue aux USA.
Ce n’est qu’en 1964
que les autorités sanitaires américaines ont commencé à communiquer
clairement sur le lien entre le tabac et le cancer du poumon. Dix ans de
gagnés pour les conspirateurs du tabac! Et… 8.000 milliards de cigarettes
consommées “en trop”, rien qu’aux Etats-Unis! Récoltes agricoles
compromises, crises alimentaires, déplacements de populations, tensions
communautaires: la facture humaine et environnementale du réchauffement du
climat pourrait être énorme. Les semeurs de doute devront-ils, un jour,
rendre des comptes devant l’Histoire pour procédures de déni et de
“retardement”?
Malgré les
batailles perdues, Naomi Oreskes refuse le pessimisme : “En favorisant
l’attentisme, les marchands de doute ont rendu plus probable ce qu’ils
redoutaient le plus…” La régulation internationale.
// PHILIPPE
LAMOTTE
(1) “Les
conspirateurs du tabac”, Le Monde, 25 février 2012.
(2) “Les marchands de doute”, Naomi Oreskes et
Eric M. Conmay, Ed. Le Pomier (2012), 522 p.
(3) “Controverses climatiques, sciences et politique”,
sous la direction d'Edwin Zaccaï, François Gemenne et Jean- Michel Decroly,
Ed.SciencesPo (2012), 263 p.
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