A suivre...
(18 octobre 2007)
La construction de soi
Depuis longtemps, en Occident, nous vivons à l’ère de l’individualisme. La
construction de soi s’articule ainsi autour des idées d’autonomie et de
responsabilité. Longtemps, explique le sociologue Jean-Louis Genard dans un
dossier consacré à ce sujet dans le denier numéro de la Revue Nouvelle, les
êtres étaient répartis entre les “capables” et les “incapables”.
(1)
Ainsi les “incapables” étaient
les fous, les domestiques, ceux qui manquaient de ressources pour pouvoir
voter, les femmes aussi parce que, disait-on, elles étaient dominées par
l'affectivité plus que par la raison… Une frontière nette était tracée entre
le “normal” et le “pathologique”, entre les “citoyens actifs” et les
“citoyens passifs”, des notions revenues aujourd’hui en force avec la montée
en puissance du libéralisme économique. Mais, depuis la fin du siècle
précédent (les années cinquante/septante), cette frontière tendrait à
s’effacer: “l'homme se situe désormais non plus à l'un ou l'autre des
extrêmes” écrit J-L Genard mais il se situerait dans un entre-deux,
“toujours susceptible de lâcher prise, mais aussi possédant toujours quelque
ressource mobilisatrice pour se reprendre, se ressaisir.”
Jamais sans doute, de toute évidence,
la pression à
la responsabilité n'aura été aussi
forte que dans nos sociétés libérales. |
Voilà quelle serait la nouvelle image de l’homme. Le concept régulateur de
cette conception de l'homme serait celui de l’autonomie définie comme “comme
capacité de s'en sortir, de se prendre en charge soi-même, et cela dans un
monde où les indicateurs sociaux se trouvent définis principalement par des
critères de réussite socio-économique.”
Jamais sans doute, de toute évidence, la pression à la responsabilité n'aura
été aussi forte que dans nos sociétés libérales: des exclus à ceux qui
réussissent, la réussite économique pèse sur chacun de nous. Les critiques
adressées à l'Etat social ne portent-elles pas en effet sur la
"déresponsabilisation" de ceux qui vivent des allocations sociales? Ne
parle-t-on pas d'assistanat? N'a-t-on pas vu se multiplier les politiques
d'activation qui reviennent à "responsabiliser" les bénéficiaires de
prestations sociales? Ce mouvement de fond, qui cherche à mettre en avant
les responsabilités individuelles, nous invite à un fort "travail sur soi".
Mais ne finit-il pas par tuer la responsabilité collective (autrement dit la
solidarité), fondement de l'Etat social?
“Produis-toi toi-même!”
“Le travail sur soi”, est-il précisé dans l’introduction à ce dossier de
La Revue Nouvelle, est cette activité par laquelle chaque individu
réalise sur lui-même un travail sur son comportement, ses relations, ses
compétences…. On parle dès lors de “psychologisation” de la société, non pas
à cause de la présence croissante de psychologues dans la gestion
personnelle de la vie quotidienne, mais “comme une gestion de plus en
plus privée des problèmes sociaux (…). La ‘société du travail sur soi’
serait une autre forme de réponse à la ‘nouvelle question sociale’ dont
l’objectif “pour l’individu comme pour la société n’est plus tant de
guérir un mal que de ‘vivre avec’, de s’accommoder en ‘gérant’ la situation
par une action d’abord individuelle.” Se soucier de soi, serait-il donc
devenu un “travail” à accomplir, un peu comme on gère sa petite entreprise?
Le souci de mener une vie bonne, l’attention portée à soi, sont une
constante très ancienne de la philosophie et de l’éthique occidentale. Mais
quel sens faut-il donner aujourd’hui à la foison de livres mettant en avant
le développement personnel? La hauteur de leur tirage suffit-elle à
certifier leur pertinence? Est-ce la sphère publique qui se laisse absorber
par la sphère privée ou, au contraire, n’assiste-t-on pas à une
“publicisation” de la sphère privée (comme on le voit avec la téléréalité)?
Que penser du recours à des pratiques plus ou moins “exotiques” de
développement personnel comme la méditation bouddhique, le yoga ou le
chamanisme, des philosophies revues dans un contexte très différent de celui
de leurs origines!
Toujours “plus”
Cette évolution vers plus d’autonomie, plus de fluidité, plus de liberté de
choix dans les manières de vivre n’est pas sans risque pour l’individu. Pour
Didier Vrancken, si le travail incessant de ses compétences et la volonté
d’être continuellement au boulot, dans sa vie professionnelle comme dans sa
vie privée, peut être une aventure exaltante à beaucoup, pour d’autres
“l’impératif de mobilité et de flexibilité s’accompagne aussi d’insécurité,
de risque de relégation, de décrochage total avec les droits et les
protections sociales.”
Cela
rejoint ce qu’écrivait déjà Robert Castel: “Nos sociétés
modernes sont construites sur le terreau de l'insécurité, civile
et sociale, parce que ce sont des sociétés d'individus qui ne
peuvent trouver, ni en eux-mêmes ni dans leur entourage immédiat
la capacité d'assurer leur protection.” Plus on met en
valeur l’autonomie et la responsabilité personnelle, plus on
constate la montée parallèle d’un sentiment de peur et
d’insécurité, constatait également Nicole Aubert:
“Perspective formidable de libre déploiement personnel. Mais
malheur aux vaincus et aux faibles! Car aucune structure ne
viendra désormais épauler celui qui aura vu se déliter son tissu
de relations. On a sûrement la chance de ne plus être enserré et
contraint par les mailles d’un filet d’appartenances imposées.
Mais rien ne vient plus, en revanche, servir de filet de secours
et freiner les chutes.”
(3).
Christian Van Rompaey |
(1) Le travail sur soi. Des articles de Bernard De Backer,
Nicolas Marquis, Thibauld Moulaert, Jean-Louis Genard, Didier Vrancken,
Hélène Stevens. Un dossier de la Revue Nouvelle (octobre 2007).
Plus d’informations: La Revue Nouvelle, bd Général Jacques, 126 – 1050
Bruxelles – Tél.&Fax: 02/640.31.07 –
www.revuenouvelle.be
(2) L'insécurité sociale. Robert Castel,. Éditions du
seuil 2005 (10, 5 EUR)
(3) "L’individu hypermoderne." Ouvrage collectif sous la
direction de Nicole Aubert. Editions Eres 2004 (25 EUR)
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