A suivre...
(15 mars 2007)
Le marché
de la faim
"Tout enfant
qui meurt aujourd'hui de la faim est un enfant assassiné"! L'expression est
de Jean Ziegler, sociologue suisse, rapporteur spécial de la Commission des
droits de l'homme des Nations-Unies pour le droit à l'alimentation.
Jean Ziegler ne mâche pas ses
mots. Aussi ne s'est-il pas fait que des amis! Mais, dit-il, parler vrai est
la seule façon d'ébranler cette idée que la faim dans le monde est une
fatalité de la nature qui trouverait sa seule explication dans les invasions
de crickets, la pauvreté des sols, les tornades ou les longues périodes de
sécheresse. La faim dans le monde, c'est aussi, et très largement, la
conséquence de stratégies commerciales menées au nom du profit, de guerres
menées par des prédateurs ainsi que des conséquences du comportement des
consommateurs dans les pays riches (1).
Selon Jean Ziegler, un enfant de
moins de 5 ans meurt toutes les 5 secondes de maladie liée à la faim. En
2005, selon la FAO, 852 millions de personnes dans le monde souffrent de
malnutrition chronique, soit un être humain sur six, le nombre de personnes
sous-alimentées s'étant accru de 11 millions entre 2004 et 2005. La faim,
commente Jean Ziegler, tue plus, et surtout plus discrètement, que la guerre
et le terrorisme qui sont chaque jour à la une de nos journaux.
Au pays
de l’absurdie…
Les travaux de Jean Ziegler ont
inspiré le documentaire époustouflant de l’autrichien Erwin Wagenhofer qui
vient de sortir sur nos écrans: "We feed the world" (Nous nourrissons le
monde) (2). Des agronomes, des biologistes, des fermiers,
des pêcheurs affectés par les règlementations européennes, des dirigeants de
firmes transnationales y témoignent du désordre alimentaire mondial où se
côtoient gaspillages éhontés et carences profondes.
La faim tue plus,
et surtout plus discrètement, que la guerre et le tourisme |
Ainsi, “En Suisse, l'un des pays
les plus riches, les quatre cinquièmes du grain utilisé pour faire le pain
sont importés d'Inde, où 200 millions de personnes meurent de faim.” Ou
encore, “Chaque jour à Vienne, on jette l'équivalent de pain (qui n'a pas
été vendu) qui pourrait nourrir 250.000 personnes, soit la population de
Graz, deuxième ville autrichienne”. Tandis que “Au Sénégal, au grand marché
de Dakar, on peut acheter les légumes européens au tiers du prix africain…”
En Amérique latine
essentiellement, environ 350.000 hectares de terres agricoles, sont employés
à la culture du soja destiné à la nourriture du cheptel des pays
européens... alors que près d'un quart de la population de ces pays souffre
de malnutrition chronique. Chaque Européen consomme annuellement 10 kilos de
légumes verts, irrigués artificiellement dans le Sud de l'Espagne, et dont
la culture provoque des pénuries d'eau locales... Deux tiers des produits
alimentaires importés par l’Europe proviennent de pays où sévit la famine...
Et ainsi de suite… Par des exemples très concrets, ce film touchera
davantage le “grand public” que les colonnes de chiffres alignés depuis des
années dans de nombreux rapports internationaux.
Tout cela nous conduit à poser
une question fondamentale. Comment avons-nous pu soumettre un besoin aussi
fondamental pour les populations que le besoin de se nourrir aux règles du
commerce international ? Aujourd’hui, un pays ne peut plus nourrir sa
population à partir de ses propres ressources s’il contrevient aux règles du
soi-disant libre marché. Comme l’écrit John Madeley, auteur de plusieurs
ouvrages sur le développement: “Les gouvernements se sont mis dans le
pétrin: à leurs pauvres qui demandent du pain à se mettre sous la dent, ils
tendent plutôt la pierre du libre-échange”. (3) Et, comme
en écho à cette réflexion, Jean Ziegler rapporte que dans les favelas du
nord du Brésil, il arrive aux mères, le soir, de mettre de l’eau dans la
marmité et d’y déposer des pierres. A leurs enfants qui pleurent de faim
elles expliquent que le repas sera bientôt prêt… en espérant qu’entre-temps,
les enfants s’endormiront.
La
logique du profit
Selon Jean Ziegler,
“l’agriculture mondiale peut nourrir 12 milliards d'habitants, soit le
double de la population mondiale actuelle. Il n’existe donc aucune fatalité:
la faim est faite de main d’homme”. L’empire des entreprises
transcontinentales privées “attaque sans cesse le pouvoir normatif des
Etats, conteste la souveraineté populaire, subvertit la démocratie, ravage
la nature, détruit les hommes et leurs libertés…” Quelle est donc la logique
économique de ce système si ce n’est celle du profit ?
Le droit à l'alimentation n’est
encore considéré que comme une aspiration des populations alors qu'il
devrait être défini comme un droit fondamental. Ce droit devrait être
respecté tant par les organisations internationales que par le secteur privé
commercial. Pour Jean Ziegler, les grandes organisations internationales
devraient soumettre leurs décisions à des études d'impact sur les groupes
les plus vulnérables. Et les sociétés transnationales devraient répondre de
leurs actes quand leurs politiques commerciales contribuent à affamer les
populations les plus pauvres.
Les droits de l'homme apparaissent comme étant avant tout de la
responsabilité des gouvernements. Pourquoi les sociétés commerciales
ne devraient-elles pas également répondre des effets de leur politique
commerciale?
Christian Van Rompaey |
(1) Rapport
sur le droit à l’alimentation (1er septembre 2006). Voir sur le
site des Nations Unies (www.un.org). Avec le moteur de recherche: taper
“droit alimentation”.
Voir le livre de Jean Ziegler:
L’empire de la honte. Editions Fayard 2005 (± 20 EUR).
(2) Ce film
est projeté à Bruxelles, Liège et Namur depuis le 14 mars. Infos sur
www.wefeedtheworld.be.
Voir aussi le dossier
“Alimentation et société, ce que manger veut dire” dans le dernier
numéro du magazine Imagine-demain le monde (n° 60 mars-avril 2007,
5,50 EUR en librairie).
(3) Le
commerce de la faim. John Madeley. Collection. Enjeux Planète 2002 (en
co-édition avec Luc Pire pour la Belgique).
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