L’aubergiste
a bon dos!
Il a bon dos l’aubergiste de Bethléem, qui, selon la tradition,
aurait refusé d’accueillir Marie et Joseph, surpris par la nuit.
Peut-être disait-il vrai quand il affirmait qu’il n’y avait plus de
place pour eux à l’auberge? Cela peut arriver après tout…
Peut
être cet aubergiste était-il trop affairé pour s’apercevoir que
Marie était enceinte? Peut-être était-il trop préoccupé pour
accepter de loger de jeunes étrangers incertains? Quoiqu’il en soit,
le pauvre homme, en fermant sa porte à un couple inconnu, restera à
jamais comme “celui qui n’a pas su accueillir”.
Ce
jugement est peut être injuste. Cet aubergiste était peut-être d’une
grande générosité, mais, cette nuit-là, il n’a pas su faire place
dans son emploi du temps et dans sa maison à des gens qu'il ne
connaissait ni d'Eve ni d'Adam.
Alors que
d’aucuns, la nuit de Noël, font chanter les anges dans les cieux et
dans nos campagnes, Joseph et Marie, contraints de squatter une
bergerie pour passer la nuit, étaient logés à l'enseigne des enfants
parisiens de Don Quichotte. Entre le bœuf et l'âne gris, l'ambiance
n'était pas celle d'un concert de Noël! Elle me rappelle plutôt une
chanson de Fairûz, superbe voix libanaise connue dans tout le monde
arabe, dans laquelle, précisément, la naissance de Jésus n’est pas
évoquée comme un jour de fête: “L’enfant est dans la grotte/ Avec
sa mère Maryam/ Et leurs deux visages pleurent.” Je pense aussi
à cette coutume de Noël encore vivace en Bolivie où le 24 décembre,
après les douze coups de minuit, les adultes se placent devant la
crèche et interpellent l'enfant Jésus à propos de tous les malheurs
qui s’abattent sur eux pendant l’année. Et si c'était cela que Dieu
voulait entendre, commente Gabriel Ringlet dans son “Eloge de la
fragilité”(1)? Pourquoi ne puis-je pas posséder la
terre sur laquelle je travaille se disent tant de paysans à travers
le monde? Pourquoi les enfants de Palestine n'ont toujours pas de
patrie? Pourquoi tant de prisonniers d'opinion restent-ils en
prison? Pourquoi tant de sans-abri, de sans travail, de personnes
déplacées? Pourquoi tant de solitudes?
Noël est là. Et
tout est lumière. Les guirlandes s’illuminent, envahissent les
jardins et décorent les salons. On a envie de dire, au milieu de
l'hiver: “Noël est là! Le monde devient plus clair”. C'est la trêve.
Tous veulent faire la paix.
Rassemblés pour
la fête, autour des cadeaux, on a envie de dire: “Noël est là ! Le
monde est plus chaleureux”. Tout s'apaise. C'est le temps du
partage. Au milieu des difficultés, on a envie de dire : “Noël est
là. Le monde est plus généreux”.
Mais tout se
complique lorsque nous écoutons les comptes-rendus impitoyables de
l’actualité d'hier et d'aujourd'hui. Comment fêter la lumière, la
paix, la fraternité dans un monde où il reste tant de zones
d’incertitudes? Et pourtant, les fêtes et les rêves ne sont pas des
mensonges: “Nous avons besoin d'anges pour braver le sens commun”
écrivait Colette Nys-Masure dans sa “Célébration de Noël”.
(2). Et dans son registre laïc, Ignacio Ramonet,
ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique donnait sa définition
de la résistance, un mélange de rêve et de volonté pratique:
“Résister, c'est rêver qu'un autre monde est possible. Et contribuer
à le bâtir.” Car chacun d’entre nous est appelé à vaincre
l’iniquité.
Noël est donc là
comme une question posée année après année: saurons-nous nous
arrêter dans le tourbillon des jours, où il y a tant de choses à
faire en cette période d’effervescence, pour faire silence?
N'allons-nous pas nous retrouver comme l’aubergiste de Bethléem et
passer à côté de l’essentiel?
Pour les
chrétiens, la naissance du Christ est encore d'aujourd'hui parce
qu'elle est aussi leur naissance au monde contemporain. L’Evangile
est toujours d’actualité, comme en a témoigné tout au long de sa vie
l’abbé Louis Dubois qui nous a quitté récemment. Bien connu des
auditeurs de la RTBF habitués des célébrations du Dimanche matin,
celui-ci commentait ainsi le jour de Noël:
"En ces
jours-là, il n’y eut comme témoins que quelques pauvres seulement.
Marie et Joseph qui n’avaient pas trouvé place à la salle commune,
réfugiés à l’étable. Quelques bergers du coin, trop pauvres pour
avoir droit de vivre avec les autres. Un vieil abbé sans grade et
que l’on ne connaît que par son prénom: Pierre. Et tant d’hommes et
de femmes, aux mille petits gestes de partage et d’entraide. Et
tous, ils donnent vie, ils mettent au monde l’homme, ils luttent
pour qu’il puisse vivre debout et libre. Car ça compte. Pensez donc.
Dieu lui-même s’est fait homme.”
Noël est là,
tout simplement, dans l'ordinaire et la patience du quotidien, à
travers la naissance et la mort, la santé ou la maladie, l'amour ou
la séparation, le travail ou la mise au chômage, la maison
accueillante ou l'émigration sans fin… ce sont des évènements très
ordinaires comme il en arrive à tout un chacun, mais qui comptent
dans une vie.
Voilà la leçon de Bethléem. C'est dans une petite bourgade
blanche, suspendue au flanc de la colline, au centre de la
Palestine, que Marie, comme le rapporte très sobrement
l'évangile de Luc “enfanta son premier-né, l'enveloppa dans
des langes et le coucha dans une crèche”. On ne pouvait pas
faire plus court. Cela suffit pour évoquer un autre Noël et
tous les rêves de résistance tranquille qui tournent autour.
Christian Van Rompaey |
(1) Eloge de la fragilité. L'actualité à fleur
d'évangile. Gabriel Ringlet. Editions Racine 1996.
(2) Célébration de Noël. Colette Nys-Mazure.
Éditions Desclée de Brouwer 1997. |