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Dans un tel contexte, prendre soin des autres désigne une attitude qui va
bien au-delà de la compassion personnelle ou de la sensiblerie. Voilà ce qui
se cache derrière le mot de plus en plus usité de “care”.
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© Mendil/BSIP-Reporters |
L’an dernier, en avril 2010, la patronne des socialistes français,
Martine Aubry déclarait:
“Il faut passer d’une société individualiste à une société du
‘care’, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par le ‘soin
mutuel’”(2). Implicitement opposé à la
célébration du mérite individuel et de la réussite financière, ce
courant social, lancé dans les années 80-90 dans le monde
anglo-saxon, représente un vrai “défi de culture”(3).
Défendre aujourd’hui sereinement que la vie en société est faite
d’échanges qui ne sont pas toujours commandés par les règles du
marché va à contre-courant d’une conception autosuffisante et
dominante de l’autonomie individuelle. L’individu, d’une manière ou
d’une autre, est toujours et nécessairement relié aux autres.
Prendre soin : une éthique de
la solitude |
To care, "prendre soin",
c'est ainsi que l'on traduit le terme anglais care qui veut dire
"soin", surtout dans l'expression "prendre soin de" (take care
of). To care s'oppose, pour le monde médical, à to cure, qui
signifie "guérir".
Le soin désigne donc un
type de geste médical qui n'implique pas directement un geste
curatif mais participe d'une dimension humaine de la relation
médicale, qui risque toujours de se perdre lors de
l'intervention technique. Le care est présenté tantôt comme une
disposition (une aptitude), tantôt - ou simultanément - comme une
activité (une pratique concrète, socialement reconnue). |
Ce choix de faire
“l’éloge de la sollicitude”(4) au beau milieu d’un
univers dominé par la compétence professionnelle et la réussite a été moqué
à droite comme à gauche. Il est vu comme une tentative de remettre en
évidence une philosophie, généreuse certes, mais régressive, encourageant
les bonnes volontés plutôt que la règle de droit, l’assistanat plutôt que la
solidarité institutionnelle: “Pour l’essentiel, il s’agirait, constate
Luc Bonet dans le quotidien Le Monde(5), d’une vision
moralisante de la société sans pertinence dans des temps si durs(…) qui se
doublerait d’une perspective d’assistanat comme modèle social, nouvelle
horreur économique en des temps si légers…” Et pourtant, l’espace de
l’aide aux personnes – qui ne cesse de s’élargir – n’est pas un monde de
“nunucheries” et de “bisounours”! Ces critiques ne font que confirmer le
mépris dans lequel certains tiennent les travailleurs des métiers du care
que sont, entre autres, l’accueil de la petite enfance, le métier
d’infirmier, les métiers de l’aide et des soins à domicile… généralement mal
rémunérés bien qu’ils exigent un grand professionnalisme, le plus souvent
exercés par des femmes. Il n’est dès lors pas étonnant que ce courant du
care se soit développé en milieu féministe.
Une nouvelle éthique du soin
Les philosophies du care
trouvent en effet leur origine dans une étude publiée en 1982 par une
féministe américaine, Carol Gilligan. Celle-ci mit évidence le fait que les
critères de décision morale ne sont pas les mêmes chez les hommes et chez
les femmes: du côté masculin le calcul et les droits, du côté féminin les
relations et le social(6). On pouvait craindre que cette
manière de voir ne renforce les stéréotypes dits “naturels” qui conduiraient
les femmes à n’occuper, pour la plupart, que des métiers exigeant souvent
beaucoup de “don de soi”, indispensables à la société et demandant
des capacités considérées comme innées. Loin de se limiter à cet aspect
réducteur, la conception féministe de la notion de care a contribué à mettre
en évidence les discriminations dont les femmes sont victimes dans leur
travail (rémunérations, temps de travail, peu de postes à responsabilité…).
Elle a aussi éclairé d’une lumière neuve l’éthique contemporaine du soin,
loin des idéologies, mais au plus proche des situations. Comment
prenons-nous soin de la société dans laquelle nous vivons et des gens avec
lesquels nous vivons?
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© Astier/BSIP-Reporters |
La dimension affective
Les liens familiaux se
distendent, le travail est morcelé, la population vieillit, les solitudes
augmentent. Dans les prisons, sur les trottoirs de nos villes, dans les
centres fermés, dans les restos du cœur, dans les lieux de soins… là où
s’exprime la sollicitude des autres, il ne s’agit pas seulement de
compassion, encore moins de sensiblerie. Il s’agit surtout de porter secours
professionnellement, mais aussi avec sensibilité. Ce que nous rappelle le
care, c’est qu’une “dimension affective particulière est nécessaire à la
pleine réalisation du soin”. Un soin ne peut être donné n’importe
comment. Il mobilise autant les compétences du travail que les ressources
affectives(7): “Apporter une réponse concrète aux
besoins des autres, telle est, aujourd’hui, la définition du care, ce
concept qui ne relève pas, comme on l’a longtemps cru, du seul souci des
autres ni d’une préoccupation spécifiquement féminine, mais d’une question
politique cruciale recoupant l’expérience quotidienne de la plupart d’entre
nous.”(8)
Une vieille idée toujours neuve
On parle d’une
“nouvelle” manière de soigner qui prend autant en compte la qualification
professionnelle que la rencontre avec la personne aidée. S’il est vrai que
la notion de care a fait l’objet de nombreuses réflexions depuis plus d’une
vingtaine d’années dans le monde anglo-saxon, et plus récemment en France,
il n’est pas interdit de constater qu’il s’agit aussi en quelque sorte d’un
retour aux fondamentaux de l’esprit des pionniers des mutualités: prendre
soin, accorder de l’attention aux individus, répondre à des situations
concrètes, prendre sur soi… cela a toujours été une préoccupation des
mutualités, en tous les cas de celles qui ont développé au fil des ans de
nombreuses associations d’entraide.
Créer du lien
Voilà pourquoi on parle
de “société du soin mutuel”: l’action de “prendre soin” passe en
particulier par l’action du monde associatif, qui aide les individus à
s’organiser, à faire des choix, à bénéficier de leurs droits. Il ne s’agit
donc pas d’opposer les solidarités proches (la famille, le voisinage, les
aidants… ) contre les dispositifs publics, mais de construire leur
complémentarité. Il ne s’agit pas simplement que chacun prenne soin des
autres sans se soucier d’une politique sociale qui nous concerne tous. Il ne
doit pas y avoir d’opposition entre aide publique et maintien des
solidarités privées: “Au contraire, les deux se renforcent: les pays où
l’aide publique est la plus importante envers les familles sont aussi ceux
où l’on observe une plus grande implication des proches avec les personnes
âgées dépendantes. Et une amélioration de l’aide publique favorise le
développement de l’aide familiale. En revanche, un retrait de l’aide
publique n’incite aucunement une plus grande implication familiale: bref,
les grandes tirades sur l’égoïsme contemporain n’ont pas grand sens.”(9)
L’esprit de l’action publique doit viser à favoriser les relations entre
générations, le soutien familial, les solidarités de voisinage, car
“Créer du lien, cela s’organise.”
Nouvelles solidarités
Mais, ces dernières
années, de nouvelles prises en charge sont apparues, que n’avaient pas
prévues les “assurances sociales” adaptées à l’économie industrielle
d’après-guerre et conçues pour des travailleurs à revenus réguliers. De
nouvelles formes de solidarités et de nouveaux financements sont nécessaires
pour rencontrer les besoins de citoyens en difficulté vivant dans la
précarité, et qui ne dépendent pas d’une cotisation préalable et de droits
acquis en tant que salariés. Peut-on laisser les gens à l’abandon, dans la
débrouille individuelle, à trouver solution à des situations quotidiennes
difficiles: chômage de longue durée, conséquences d’évènements subis dans la
petite enfance, manque d’autonomie à la suite d'un handicap, maladies
chroniques, dépendance du grand âge, violences conjugales...?
Les réflexions sur le
care peuvent offrir de nouveaux points de repères pour des prises en charge
qui renvoient surtout à “un modèle d’accompagnement qui met en avant des
relations et non (seulement) des prestations”(9).
// Christian Van Rompaey
(1) “Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs
intérêts immédiats, incapables de s'associer pour résister, ces hommes
remettent alors leur destinée à un pouvoir immense et tutélaire qui se
charge d'assurer leur jouissance(…) et ne cherche qu'à les fixer
irrévocablement dans l'enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se
réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il pourvoit à leur
sécurité(…) facilite leurs plaisirs(…) Il ne brise pas les volontés mais il
les amollit (…), il éteint, il hébète.” Raffaele Simone, Le Monstre doux.
L'Occident vire-t-il à droite? Traduit de l'italien par K. Bienvenu avec le
concours de G. Larcher. Paris, Gallimard, “Le Débat”, 2010.
(2) Médiapart, 2 avril 2010.
(3) Robert William Higgins, Le soin, un défi de culture,
revue Esprit, juillet 2010.
(4) Fabienne Faugère, L’éloge de la sollicitude, revue
Esprit, janvier 2006.
(5) Le Monde 24 mai 2010.
(6) Agata Zielinski, L’éthique du care. Une nouvelle façon
de prendre soin, Etudes, décembre 2010.
(7) Virginie Pirard, Qu’est-ce qu’un soin?, revue Esprit,
janvier 2006.
(8) Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman,
Qu’est-ce que le care? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, éd.
Payot et Rivages, 2009.
(9) Marc-Olivier Padis, La polémique du care. Un débat qui
mérite mieux que des caricatures, revue Esprit, juillet 2010.