Vie Quotidienne
(16 décembre 2010)
Le
féminisme a connu son heure de gloire dans les années 60-80, avec à son
actif de nombreuses avancées sur le terrain des droits des femmes. Quels
regards portent aujourd’hui les féministes sur la société, la place de la
femme, les rapports hommes-femmes ? Rencontre avec Valérie Lootvoet,
directrice de l’Université des femmes.
“Non, le féminisme n’est pas ringard”
|
©
Denis Rea/Reporters |
En Marche : D’aucuns disent que le féminisme n’a plus de
raison d’être aujourd’hui, l’égalité hommes-femmes étant acquise.
D’autres accusent les féministes de nier les différences entre les
sexes et de mener un combat contre les hommes. Comment
réagissez-vous ?
Valérie Lootvoet :
Pour ce qui concerne l’égalité, tout en affirmant que celle-ci est acquise,
notre société patriarcale continue à mener une résistance farouche aux
droits des femmes. On a donc un paradoxe fort imposé aux femmes,
puisqu’elles croient que l’égalité est là, et qu’elles constatent
parallèlement, que ce n’est pas le cas. Le mouvement féministe est un
mouvement humaniste et égalitariste mais il est présenté comme un groupe de
harpies qui voudrait anéantir les hommes, ou comme une lutte qui n’a plus
lieu d’être : “aujourd’hui, les femmes ont tout”. En ringardisant le
mouvement, on le discrédite au yeux des femmes. Et donc, elles éprouvent de
la difficulté à se solidariser au sein de ce mouvement, ou même à s’en
réclamer.
Pourtant, tout contribue
à montrer que l’égalité est loin d’être acquise dans les faits. Les
femmes en prennent conscience elles-mêmes, une fois confrontées au
non-partage des tâches à la maison, aux discriminations au travail en termes
de carrière, de salaire... Les études quantifient tout cela mais les
questions relatives au genre ne sont pour ainsi dire pas abordées dans les
écoles, et la sensibilisation des jeunes générations est sans cesse à
refaire.
Ce qui est pernicieux,
c’est qu’on présente les lois et les droits comme égalitaires. Mais leurs
effets ne le sont pas. Prenons l’exemple de la réduction du temps de travail
à 35 heures par semaine pour tous. En France, cette législation s’est
accompagnée d’une flexibilité énorme dans les horaires de travail, tout
particulièrement dans les secteurs de travail féminisés. Dans les faits, les
femmes prestent les tranches horaires qui ne sont pas conciliables avec une
vie de famille. Autre exemple : celui des salaires. On dit bien “à
travail égal, salaire égal”. Mais en réalité, les écarts salariaux existent
toujours et proviennent essentiellement des avantages extra-légaux liés au
statut professionnel et à la situation familiale. Ce sont en effet les
hommes qui bénéficient surtout de voitures de société, de pensions de
groupe, de suppléments de salaire pour conjoint au foyer…
Les machistes justifient
ces inégalités entre les sexes , voire la domination d’un sexe sur l’autre,
par des arguments “naturels”, comme le font d’ailleurs nombre de personnes
racistes pour justifier la domination sur une ethnie. Le féminisme postule
au contraire, que nous, hommes et femmes, sommes surtout le fruit de notre
culture. C’est étonnant de constater que les pratiques valorisées
socialement sont celles réalisées par les hommes et que les qualités
davantage féminines ont moins de valeur aux yeux de la société…
EM :
Dans le secteur de la sécurité sociale, le mouvement des femmes dénonce les
discriminations et inégalités dont les femmes, et tout particulièrement
celles qui travaillent, sont victimes. Pouvez-vous donner l’un ou l’autre
exemple et dire comment abolir ces discriminations?
VL :
On peut
considérer qu’il existe deux types de droits en sécurité sociale. En premier
lieu, il y a les droits propres, ceux que le travailleur acquiert grâce à
ses cotisations sociales. Ce sont ses soins de santé, les indemnités
d’incapacité de travail, le chômage, les allocations familiales, la pension
de retraite. En deuxième lieu, il y a les droits dérivés, c’est-à-dire ceux
dont bénéficient les personnes à charge du travailleur, qu’il s’agisse de
ses enfants ou de son conjoint ne percevant pas de revenus.
Comme l’explique très
bien Hedwige Peemans-Poullet dans son ouvrage “Un bon mari ou un bon
salaire”, des discriminations existent dans toutes les branches de la
sécurité sociale(1). Elles s’opèrent entre hommes et
femmes mais aussi entre femmes, selon leur situation familiale. En deux
mots, on peut résumer les choses comme ceci : les travailleuses voient que
leurs droits directs contributifs peuvent être rabotés ou supprimés (c’est
le cas depuis que le statut de cohabitant a été instauré au début des années
80) tandis que des droits dérivés non contributifs, majoritairement ouverts
par des titulaires masculins, sont préservés. Prenons l’exemple des
pensions. Une femme qui n’a jamais travaillé peut toucher une pension de
survie plus élevée qu’une autre qui perçoit une pension de retraite
individuelle après avoir travaillé toute sa vie dans des conditions moins
nanties. Même deux pensions individuelles peuvent être moins élevées qu’une
pension au taux ménage d’un travailleur avec conjoint à charge. Par
ailleurs, un travailleur qui a cotisé seul peut ouvrir le droit à une
pension de divorce à autant de femmes qu’il a épousées successivement, y
compris s’il est encore marié à l’âge de la pension. Si cette femme ne
travaille pas, la pension de son mari sera majorée de 25%, alors que les
femmes divorcées ont droit à une pension au prorata des années de mariage.
Depuis déjà de très
nombreuses années, les mouvements de femmes réclament, dans une perspective
d’égalité de traitement entre hommes et femmes, une individualisation des
droits en sécurité sociale et une suppression progressive des droits dérivés
du conjoint. L’objectif est de mettre un terme à cette pratique tenant
compte des liens familiaux pour assurer la protection sociale d’un individu.
Bien entendu, cette individualisation devrait se faire par étapes pour
sauvegarder les droits légitimement acquis(2).
EM :
Certains observateurs n’hésitent pas à dire que l’on est entrés dans une ère
post-féministe où il est moins question de réclamer une stricte égalité que
de reconnaître à chacun son identité, ses capacités, ses choix personnels(3).
Qu’en pensez-vous ?
VL : Le respect
de la diversité et des différences est important mais il ne doit pas masquer
les inégalités fortes existant entre les groupes sociaux. Les luttes
identitaires ne doivent donc pas prendre le pas sur les luttes sociales et
féministes qui visent à plus d’égalité de traitement des humains. On risque
en effet de tomber dans l’idée que les décisions individuelles priment sur
tout le reste. Comme si nos trajectoires et histoires de vie n’étaient le
fruit que de nos choix volontaires. Ce discours permet de s’accommoder du
système et des inégalités, sans les remettre véritablement en question.
Ainsi, puisque des femmes disent avoir fait le choix d’être prostituées,
pourquoi faudrait-il encore combattre la prostitution ? Cet exemple fort
montre bien les dérives possibles de ce discours.
EM :
Dans son dernier ouvrage, Elisabeth Badinter dénonce le fait que la société
véhicule un modèle inaccessible pour les femmes qui doivent être parfaites
dans tous les domaines(4). A force de les charger et de
les culpabiliser, on les pousse à se recentrer sur leur rôle de mère. La
philosophe décrit ce retour au naturalisme qui remet à l’honneur le concept
d’instinct maternel et le modèle traditionnel du couple.
VL. : On remarque
effectivement un certain “retour au naturel”, en particulier au sein des
jeunes générations de milieux favorisés. En réaction aux excès de la
médicalisation, et par conviction écologique aussi, on voit des femmes
revenir aux méthodes de contraception naturelle, vouloir accoucher à la
maison, décider d’allaiter leur enfant pendant de longs mois, revenir aux
couches lavables... En voulant “se rapprocher de la nature”, les femmes
risquent pourtant de se mettre dans d’autres carcans, d’autres contraintes.
Aujourd’hui, par exemple, la pression sur les jeunes mamans est énorme pour
qu’elles allaitent leur bébé, culpabilisant celles qui ne le souhaitent pas
ou n’y parviennent pas. Corollaire de l’instinct maternel, l’allaitement est
promu au nom de la santé de l’enfant pour protéger celui-ci contre les
allergies. Les mères intègrent très vite ces diktats sociaux qui ne reposent
que sur elles. Pourquoi ne met-on pas davantage en cause l’environnement?
Pourquoi cela retombe-t-il sur les mères directement ? Si la cause
écologique est noble, il faut cependant rester vigilants quant aux effets
différenciés qu’elle peut produire pour les femmes et les hommes. Par
exemple, renoncer à une deuxième voiture dans le ménage, c’est très bien
mais encore faut-il que l’unique véhicule ne soit pas réservé à l’usage
exclusif de l’homme.
EM :
Le port du voile et la condition des femmes dans la culture musulmane ont
déjà fait couler beaucoup d’encre. Quelles est la position féministe à cet
égard ?
VL : Tour
d’abord, il est frappant de voir des responsables politiques utiliser des
arguments féministes pour s’opposer au port du voile alors qu’ils ne
s’occupent jamais du droit des femmes ni des inégalités de genre.
Il faut être très nuancé
sur ces questions : d’un côté, ne pas se positionner en donneuses de leçons
aux femmes musulmanes qui doivent travailler elles-mêmes à leur
émancipation. Les féministes le savent, elles ont assez lutté contre les
“leçons” du patriarcat qui leur disait “ce qui est bon pour elles”. D’un
autre côté, il faut bien constater que dans toutes les cultures, des
pressions énormes pèsent sur les femmes quant à leur apparence. Tantôt elles
doivent trop se dévêtir, tantôt trop se couvrir. L’injonction sociale d’être
habillée comme ceci ou cela, de montrer ou de cacher son corps repose bien
plus fortement sur les femmes que sur les hommes. En cela, ce doit être
questionné chez toutes les femmes, et toutes les filles. Ce qu’il faut
faire, c’est travailler en amont à l’émancipation des femmes, à la
socialisation des filles et des garçons, pour que ceux-ci n’imposent plus
aux femmes de se vêtir pour leur plaisir à eux; et aussi pour que les femmes
ne se sentent plus tenues d’entrer, y compris physiquement et
vestimentairement, dans le moule de la femme rêvée par un modèle patriarcal
dans lequel elles n’ont pas encore réellement voix au chapitre.
// Joëlle Delvaux
(1) “Un bon mari ou un bon salaire? Féminisme en
sécurité sociale, une si longue marche...” – Recueil d’articles d’Hedwige
Peemans-Poullet – 570 p – Université des Femmes – 2010 – 20 EUR – Infos :
02/229.38.25. –
www.universitedesfemmes.be
(2) Lire à ce propos les Actes de la journée d’étude du
15 décembre 2008 consacrée à l’individualisation des droits en sécurité
sociale – Revue belge de sécurité sociale n°2 – 2009 – 15 EUR – Le texte
intégral est consultable sur
www.socialsecurity.fgov.be (publications).
(3) “L’ère du post-féminisme” – Dossier publié par la
revue française Sciences Humaines. Avril 2010 -
www.scienceshumaines.com
(4) “Le conflit – la femme et la mère” – Elisabeth
Badinter – 272 p. – Flammarion – 2010.
|