Tourisme
(15 juin 2006)
Pourquoi
partons-nous en
vacances ?
Il y a moins de deux siècles, nos ancêtres jugeaient les montagnes horribles
et les bords de mer inquiétants. Sur les routes, il n'y avait guère que des
charrettes et quelques calèches. Seuls les vagabonds marchaient et
couchaient en plein air.
Qu'est-ce qui nous oblige donc aujourd'hui, une fois venu l'été, de
parcourir les routes, d'arpenter les chemins, de visiter les églises ou de
lézarder au soleil?
Certes, si
nous n'avons pas attendu le XXe siècle pour voyager, ce n'est qu'au XVIIIe
que les voyages commencent vraiment à se banaliser. Les routes s'améliorent.
Les véhicules sont plus solides. Des réseaux d'auberge sont disponibles.
Mais on ne voyage pas pour se distraire ! Les paysages, les gens, les
villages ne sont pas un spectacle, comme ils le sont pour le touriste
moderne. Le voyageur regarde la promesse des récoltes et non la beauté des
panoramas. Il prend la route pour “affaires” et la vie rurale n'a rien de
“pittoresque”.
Progressivement
pourtant, avec le développement des diligences, on “invente” le monument
historique à visiter et les grands propriétaires se réfugient à la campagne
pendant la belle saison.
Avec l'arrivée du
chemin de fer, les classes dirigeantes seront les premières à s'installer
sur leurs terres en été pour échapper aux mauvaises odeurs du milieu urbain.
Loin des contraintes du travail et des affaires, c'est l'occasion de se
changer les idées en renouant avec la nature et, éventuellement, de
retrouver des valeurs essentielles. Partir en “villégiature” n'aura
cependant pas toujours bonne presse. Certains craignaient qu'en adoptant les
coutumes aristocratiques du luxe et du plaisir, et les risques de
l'endettement, les bourgeois puissent y perdre leur fortune : «Jusqu'où
ira cette rage de partir en vacances ? Affaires, famille, plus rien ne
compte !» Les vacances, c'est le principe du plaisir contre celui de
l'utilité.
Les vacances, c'est la santé!
La réaction à ces
critiques ne se fait pas attendre. Les promoteurs des stations balnéaires
s'attachent à construire une image rassurante en vantant les bienfaits de la
cure thermale tout en poursuivant leur projet commercial. De vastes hôtels,
des villes entières apparaissent. Ce n'est pas parce qu'on recherche la
santé par la cure qu'il faut se priver des plaisirs mondains. Le succès des
cures thermales assure celui des bains de mer. Plonger dans l'eau salée est
un traitement autant qu'un plaisir, recommandé par les médecins dans de
nombreux guides.
Les compagnies de
chemin de fer encouragent le voyage culturel pour lequel se passionnent les
bourgeois curieux, soutenus par la pédagogie des guides touristiques
proposés par les agences de voyage et destinés à encourager le goût du
voyage. Avec le vélo et l'automobile, le voyageur gagne en liberté et
circule sur des routes nouvelles. Il découvre les espaces ruraux ainsi que
les loisirs de plein air autour desquels se développe une véritable morale
de la santé. Après une bonne marche, on mange de bon appétit et on passe une
bonne nuit ! C'est ce qu'on appelle une saine fatigue.
Des bourgeois
inventifs, quelque peu excentriques, relayés plus tard par les militants des
vacances en plein air, associant voyage et découverte des nouveaux plaisirs
de la nature, façonnent progressivement le concept actuel de nos vacances.
Ce modèle inspirera
largement les grands mouvements de vacanciers dans les années trente avec
l'apparition des congés payés. La question de savoir ce qui est bon pour le
plus grand nombre en matière de loisirs sera une grande préoccupation des
mouvements sociaux : camping, bicyclette, marche à pied sont des loisirs
sains à la portée de tous et contribuent, dit-on, à former des citoyens
responsables et solidaires.
Le tourisme, une occupation de masse
Le symbole le plus fort du tourisme de masse,
à part le cohue des plages,
est inscrit dans le béton.
Du nord au sud,
les promoteurs ont urbanisés à outrance les bords de mer.
Les touristes
explorent des espaces toujours plus lointains de manière toujours plus
organisée. Cela fait beaucoup de monde à transporter, à loger, à nourrir, à
distraire, à intéresser. On trace des routes. On construit des villages de
vacances. L'industrie de l'automobile, l'hôtellerie, les agences de voyage…
et les gardiens de campings en profitent. De grands travaux sont nécessaires
pour rendre des sites historiques ou naturels attractifs. Ainsi, en Héraut,
il aura fallu démoustiquer des kilomètres de plage pour rendre les bords de
mer accessibles. A Nice, on plante des palmiers tandis qu'en montagne on
aménage des chemins, des refuges et des cheminées avec des échelles
métalliques pour permettre au randonneur de franchir les passages
difficiles.
Dès les années
soixante, avec la montée des revenus et le développement de la société des
loisirs, de nouvelles manières de penser le tourisme apparaissent. Les
grands campings “s'urbanisent”, l'avion emmène les touristes dans les clubs
“all inclusive” ou sur les chemins des routards. Que deviennent les vrais
voyageurs, ceux qui parcourent les pays profonds, cartes à la main, à la
découverte des modes de vie et de l'histoire des pays ? Le modèle quelque
peu aristocratique du “voyageur” se meurt. Et pourtant, le “vieux” tourisme
européen, construit sur la fréquentation des sites balnéaires, des visites
de monuments et de villes “typiques”, que l'on rénove et que l'on classe à
tour de bras, fournit un modèle pour le monde entier. Le tourisme est de
moins en moins un plaisir individuel. Il devient occupation de masse.
Dis-moi comment tu passes tes vacances…
D'autres sont à la recherche du tourisme tranquille,
partant à la découverte des paysages.
Le modèle gagnant
est sans aucun doute, celui du Club Méditerranée. Fondé par un diamantaire
anversois qui avait travaillé pour les services secrets, celui-ci fut chargé
à la Libération de mettre en place un lieu où les déportés libérés
pourraient retrouver la santé. Constatant l'efficacité de cette démarche qui
privilégie le soleil, les activités physiques et la rupture avec les
relations sociales habituelles, il fonde un club de vacances : «Aux
antipodes de l'approche traditionnelle des loisirs de plein air, encline à
trouver dans une morale de l'effort la voie d'un accomplissement individuel
et collectif, commente l'historienne Catherine Bertho Lavenir
(1) il va concevoir les activités du club selon une
logique neuve, ancrée tout entière dans des plaisirs immédiats.»
Le Club
Méditerranée, issu du monde associatif, connaît une réussite commerciale et
financière sans égale depuis sa création dans les années 50’. Sa recette :
privilégier sans complexe une approche ludique axée sur le soleil et la mer,
la liberté individuelle, la notion de plaisir des corps et des sens, loin
des campements austères et éducatifs, avec pour symbole le collier de fleurs
et le paréo. Entreprise paradoxale qui affiche sa rupture avec la société
marchande tout en fonctionnant comme une entreprise commerciale ne cessant
de transformer le loisir en marchandise.
Dans un autre style,
loin des hordes de touristes, comme un lointain souvenir de mai 68',
apparaît un tourisme «désireux avant tout de n'être pas pris pour ce
qu'il est» et dont la motivation s'enracine dans la rivalité ancienne
entre voyageur et touriste. Le voyageur est en effet ce que le touriste
n'est pas. Le voyageur se veut une figure héroïque qui affronte les affres
du voyage. Il se distingue par la culture qu'il a acquise et qu'il
entretient en voyageant. Le voyageur cherche à précéder le touriste qui ne
manquera pas un jour de mettre ses pas dans les siens. Ceux-là, habités
d'une mauvaise conscience coloniale, découvrent avec amertume que, quoi
qu'ils fassent, où qu'ils aillent, ils restent désespérément des occidentaux
portant la marque du Guide du routard.
Le symbole le plus
fort du tourisme de masse, à part la cohue des aéroports et des plages, est
inscrit dans le béton. Du nord au sud, les bords de mer sont pris d'assaut
par des promoteurs qui ne manquent pas d'urbaniser les espaces vierges. Il
est bien fini le temps des cabanons et la tradition ancienne des loisirs
tranquilles du dimanche que l'on ne trouve plus guère qu'au fond des
campagnes, au bord d'un étang de pêche.
Devant cette
déferlante du tourisme de masse que reste-t-il du tourisme tranquille
partant à la découverte des paysages, des chemins et des monuments ? Le
prestige du terroir, avec les chambres d'hôtes et les vacances à la ferme
connaissent pourtant un succès certain. La marche à pied est toujours à la
mode. Les sentiers de grandes randonnées sont fréquentés (2).
A l'abri des désagréments de la civilisation autoroutière, ses adeptes
redécouvrent la joie des rencontres. Sur les chemins, à Compostelle, en
Forêt-Noire ou dans le Massif de l'Oisans, on se salue et on se parle !
Certes, face à la horde touristique qui s'étourdit de soleil le tourisme,
modèle début de siècle, n'a pas triomphé. Combien y a-t-il de
touristes-voyageurs s'intéressant à l'histoire des lieux qu'ils fréquentent,
à l'économie locale, au travail des gens ? Combien y a-t-il de touristes
solidaires qui «cherchent à comprendre et pas seulement à prendre ?»
(3)
Faut-il pour autant
conclure à un succès relatif du projet «actif, généreux et moral des
militants des années 1930» (1) rêvant de vacances
abordables pour tous, conciliant loisirs et culture, face au développement
mercantile du tourisme mondial et de ses dégâts sur l'environnement ? Si
«nombre de voyages ne sont que des ghettos ambulants», comme l'écrit Albert
Bastenier dans La Revue Nouvelle (3), il faut se demander
avec l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) à quelles conditions,
celui-ci peut être un atout pour le dialogue entre les cultures
(4).
Christian Van
Rompaey
(1) «La roue et le stylo. Comment nous
sommes devenus des touristes», Catherine Bertho Lavenir, Éditions Odile
Jacob 1999.
(2) Lire André Linard : «La rando ou
la vie en marche» (En marche du 18 mai 2006) à lire sur
www.enmarche.be
(3) «Le tourisme, utopie
contemporaine», La Revue Nouvelle, janvier/février 2006, 10 EUR - Tél/Fax :
02/640.31.07.
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