Le travail intérimaire,
un secteur en pleine expansion
Le travail
intérimaire a 50 ans d’histoire derrière lui. Des pionniers de l’intérim
sous-traitant des indépendants pour des prestations exceptionnelles, aux
grandes entreprises de travail intérimaire se profilant aujourd’hui comme
des prestataires de services en ressources humaines et des partenaires de
l’emploi, que de chemin parcouru !
1956.
Lucille Rode Gregg fonde un bureau pour fournir un accompagnement sur
mesure aux visiteurs de l’Expo Universelle de 1958. Se rendant vite rendu
compte du besoin de personnel supplémentaire pour cet événement majeur,
elle conclut un contrat de licence avec Manpower, entreprise américaine
d’intérim. L’opération est un succès commercial…
L’Expo 58
marque véritablement le début du travail intérimaire en Belgique. «La
formule a rencontré un certain succès dans les entreprises pour des
raisons de flexibilité évidente», explique Roger Blanpain,
Président de la société internationale du droit du travail et de la
sécurité sociale, dans un ouvrage collectif très intéressant publié à
l’initiative de Randstad sur les 50 ans du travail intérimaire
(1).
«Grâce au
travail intérimaire, on pouvait remplacer un travailleur malade, absorber
un surcroît d’activité, assurer des prestations exceptionnelles. Ce succès
s’expliquait aussi par le fait que les intérimaires étaient sous statut
d’indépendant et coûtaient donc bien moins cher que les salariés. D’où
l’enthousiasme des entreprises. Et la résistance des syndicats»,
poursuit le Professeur.
La lecture de
l’histoire du travail intérimaire – tumultueuse et passionnante à bien des
égards, comme le livre précité en témoigne – nous apprend qu’il faudra
attendre 1976 pour voir doter l’intérim d’un cadre juridique, et les
intérimaires d’un statut de travailleur salarié. Un cadre provisoire qui
n’a fait place à une loi définitive qu’en 1987, celle-là même qui
réglemente toujours actuellement le secteur et a permis d’ancrer la
concertation sociale sectorielle.
Une
croissance soutenue
D’un point de vue économique, le secteur de
l’intérim a connu une croissance pratiquement ininterrompue depuis ses
débuts.
«La reconnaissance légale du secteur et la restructuration économique à la
fin des années 70 ont lancé le secteur sur les rails», précise Jan
Denys, expert en marché du travail chez Randstad. Les années 80 ont été
effectivement marquées par la réelle percée de l’intérim dans les
entreprises industrielles pour répondre à leurs besoins de flexibilité.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 1977 et 2004, le nombre de
travailleurs intérimaires mis chaque année au travail est passé de 24.000
à 325.000 (2). Un nombre auquel on doit encore ajouter 103.000 étudiants
jobistes. Concrètement, en 2004, 10 % de la population salariée belge est
passée par l'intérim. En fait, le travail intérimaire constitue un peu
plus de 2 % de l’emploi salarié en équivalents temps plein.
Le profil des
intérimaires a aussi évolué au fil du temps. Avec son entrée dans les
entreprises industrielles, l’intérim est devenu majoritairement le fait
des ouvriers et des hommes alors qu’auparavant, il s’effectuait surtout
pour des tâches administratives. Aujourd’hui encore, 63 % des intérimaires
sont des ouvriers et 58 % sont des hommes.
Les facteurs
de croissance
Le succès
économique du travail intérimaire s'explique par plusieurs raisons
croisées.
Du côté de la
demande, l’intérim remplit de plus en plus de fonctions différentes. Le
secteur a pu répondre aux besoins grandissants de flexibilité des
entreprises. L’intérim permet notamment aux entreprises d’affronter des
périodes d’activité intense. Mais il sert aussi souvent de tampon, les
intérimaires pouvant être plus facilement congédiés lorsque l’activité
économique est en régression.
Par ailleurs,
de plus en plus d’entreprises font appel aux agences d’intérim pour
trouver des collaborateurs permanents (c’est la fonction tremplin de
l’intérim) et se décharger des tâches de recrutement et de gestion
administrative de leur personnel.
«Tout se
passe comme si l’entreprise considérait que l’embauche de ses travailleurs
et collaborateurs ne faisait plus partie de son métier et refusait
d’assumer la responsabilité de gérer sa politique du personnel en regard
de son projet d’entreprise», accuse Andrée Debrulle, juriste à la
CSC en charge des négociations paritaires dans ce secteur.
«Certaines
entreprises préfèrent sous-traiter cette gestion et externaliser les
risques en payant le prix fort. Car il faut le souligner, le travail
intérimaire coûte deux fois plus cher à l’entreprise utilisatrice que
l’embauche d’un travailleur salarié en direct. Ce coût élevé explique
d’ailleurs que les PME recourent très peu au travail intérimaire».
Le succès de
l’intérim s’explique aussi, du côté de l’offre, par la politique
commerciale et de lobbying offensive du secteur pour augmenter ses parts
de marché, d’une part en agissant sur le terrain de l’intérim lui-même et
d’autre part, en confiant à l’intérim de nouvelles fonctions. En fait, le
secteur s’est toujours senti à l’étroit dans le cadre légal relativement
rigide de l’intérim. Voyons ces deux axes en détails.
Spécialisations et nouveaux champs d’activités
Au début des
années 90, au moment où la croissance économique stagnait, le secteur a
entamé un mouvement de spécialisation qui a stimulé la demande et a permis
d’ailleurs de progresser quelque peu dans le secteur des services. Les
agences se sont ainsi placées dans des niches comme les calls center, le
personnel infirmier, les profils administratifs supérieurs, les cadres de
plus de 50 ans…
Une autre
évolution importante est la création d’agences in-house implantées dans
les grandes entreprises industrielles. Ce service a boosté le recours à
l’intérim dans les entreprises pratiquant déjà cette formule. Au point que
certaines fonctionnent majoritairement avec du personnel intérimaire, ce
qui n’est pas sans poser de questions.
L’entrée
progressive de l’intérim dans de nouveaux segments du marché a aussi
contribué de manière indéniable à la croissance du secteur. Après les
artistes, ce sont maintenant les ouvriers de la construction, les
saisonniers du secteur agricole et horticole, les étudiants et les
travailleurs occupés via les titres-services qui peuvent dorénavant
pousser la porte des agences d’intérim. Finalement, l’intérim est autorisé
dans pratiquement tous les secteurs. Seuls la navigation intérieure et le
déménagement connaissent encore une interdiction totale. De son côté, la
fonction publique continue à appliquer des limitations très sévères
puisque seuls les contractuels peuvent être remplacés par des travailleurs
intérimaires. Mais le secteur de l’intérim revendique un assouplissement à
cet égard.
Des services
de gestion de ressources humaines
La forte croissance de son activité principale
n’a pas enlevé au secteur l’envie d’aller voir au-delà des limites du
travail intérimaire en développant des services axés sur les ressources
humaines. Au milieu des années 90, les entreprises d’intérim ont commencé
à s’intéresser à la recherche, au recrutement et à la sélection des
travailleurs de même qu’à l’accompagnement du personnel licencié via
l’outplacement. Elles offrent aussi du détachement de personnel pour des
projets précis. Certaines proposent également des formations. Des sociétés
distinctes ont été fondées et ont demandé un agrément spécifique. En 2002,
les fédérations professionnelles de ces secteurs d’activité se sont
d’ailleurs rassemblées en une structure commune: Ferdergon, la
Fédération des partenaires de l’emploi.
Un
partenaire de la politique de l’emploi ?
Le secteur
intérimaire est reconnu par les pouvoirs publics comme acteur à part
entière sur le marché du travail de par les fonctions qu’il remplit dans
les faits (recrutement de personnel, tremplin vers l’emploi fixe, réponses
aux besoins de flexibilité des entreprises…). L’amélioration du statut
social du travailleur intérimaire a certes joué dans cette reconnaissance
et partant, dans le succès du travail intérimaire.
Ce secteur se
profile aujourd’hui comme partenaire dans les politiques d’emploi et
d’insertion des travailleurs sans emploi. Dans le Pacte de solidarité
entre les générations, il a quelque peu été entendu puisque les agences
d’intérim pourront jouer un rôle actif dans la formation professionnelle
individuelle en entreprise des demandeurs d’emploi. Mais tout reste à
négocier avec les pouvoirs régionaux. Quant à la participation des
entreprises d’intérim dans le placement et l’activation des demandeurs
d’emploi, le scepticisme est de rigueur dans les rangs syndicaux.
«Le travail intérimaire est
certes un moyen pour beaucoup de travailleurs sans emploi de s’insérer sur
le marché du travail et de trouver un emploi fixe. Mais peut-on
raisonnablement confier à des entreprises à finalité commerciale le soin
de replacer sur le marché du travail les demandeurs d’emploi les moins
qualifiés et les plus difficiles à placer alors que ce n’est pas rentable
pour elles?», s’interroge Andrée Debrulle.
«Faire profiter les
entreprises intérimaires des primes d’activation offertes par les pouvoirs
publics ne doit se faire que sur base de garanties sérieuses. Tout cela
sera discuté au sen du Conseil national du travail», ajoute-t-elle.
Ni ange, ni
démon
Une chose est
sûre en tout cas, l’intérim n’a pas fini de faire parler de lui. Comme le
disent Evelyne Léonard et Armand Spineux, professeurs à l’Institut du
travail à l’UCL, dans leur contribution à l’ouvrage publié par Randstad,
ni ange, ni démon, le travail intérimaire cristallise les principales
caractéristiques des changements en cours : il répond aux nouvelles
stratégies patronales en matière de gestion des ressources humaines, il
reflète les mutations du marché du travail, il concentre les traits des
changements dans le travail lui-même : flexibilité, adaptabilité,
employabilité, en somme une conception du travail comme parcours et non
plus comme acquis. Il interroge aussi le rapport entre le service public
et le secteur privé en matière de placement des demandeurs d’emploi.
Le danger d’une
dualisation avec d’un côté des emplois fixes bien rémunérés (les emplois
du savoir) et de l’autre des jobs flexibles mal payés (les emplois
d’exécution), existe. Néanmoins, il faut constater que jusqu’ici, par le
biais de la négociation collective, le travail intérimaire a évolué vers
une flexibilisation régulée. La concertation sociale permet ainsi de
concilier de la meilleure façon qui soit les intérêts des différents
acteurs. Il faut donc continuer à faire confiance à la négociation sociale
pour l’avenir.
Joëlle Delvaux
(1)
«Plus est en vous – un demi-siècle de travail intérimaire en Belgique»
- Ouvrage collectif sous la direction de Jan Denys, rédigé par 16
experts venus d’horizons différents pour faire l’état des lieux du travail
intérimaire - 2005 - Ed. Randstad et LannooCampus. - Prix : 29,95 EUR.
(2) Ces
chiffres ne disent rien de la durée des contrats et périodes d’intérim.
Certains sont de très courte durée.