Social
(19 octobre 2006)
Cancer et
travail : un couple méconnu
Le tribunal
correctionnel de Lille vient de condamner l'entreprise Alstom pour son usine
de Lys lez Lannoy située dans le département du Nord, pour avoir exposé les
travailleurs au risque de l'amiante entre 1998 et 2001 (1).
On se rappellera qu'il aura fallu
des dizaines d'années, au terme de mouvements sociaux très médiatisés, pour
obtenir une interdiction de l'amiante à la fin des années nonante (en 1998
pour la Belgique) alors que les dangers de l'amiante étaient reconnus depuis
le début des années soixante. Comme quoi la prévention du cancer n'est pas
seulement une question médicale ! Elle comporte aussi une dimension sociale.
32
millions de travailleurs européens
sont exposés à des cancérogènes
professionnels avérés.
_________
Au-delà de l'amiante, on connaît
environ 500 produits ou agents physiques ou technologies considérés comme
potentiellement cancérogènes (2) chez l'homme, dont une
centaine avec une forte certitude. La prévention face à ces agents n'en est
pourtant qu'à ses débuts. Le plus souvent, les cas de cancers, même quand
ils se multiplient dans un espace et un temps donné, passent inaperçus ou,
quand ils sont signalés par des personnes isolées, des syndicats, des
associations, ils sont considérés comme des "aléas statistiques" alors que,
dans le domaine des cancers professionnels, l'histoire nous apprend que la
plupart des produits classés comme cancérogènes l'ont été à partir de ce
genre d'observations ! C'est un fait avéré : il n'est pas habituel de relier
cancer et milieu de travail.
En
Belgique, les cancers professionnels représentent officiellement environ 4%
du total des cancers (7% chez les hommes et 1% chez les femmes), ce qui
correspond à environ 1.600 nouveaux cas par an. Or, seulement 100 à 150
nouveaux cas de cancer sont reconnus chaque année comme maladie
professionnelle. Plus de la moitié d'entre eux sont des mésothéliomes
(cancers de la plèvre et du péritoine) provoqués par l'amiante. On se trouve
devant un phénomène de sous-déclaration des cancers professionnels qui nuit
gravement à la politique de prévention, au niveau de l’entreprise comme à
l’échelon national. Le faible effectif de cas indemnisés accrédite en effet
l’opinion selon laquelle les cancers professionnels sont un problème
marginal. Ceci entraîne une faible vigilance pour les risques identifiés,
une absence de stimulation en matière de recherche sur les facteurs
cancérogènes en milieu de travail, et donc un retard dans le développement
des connaissances scientifiques (3).
Une
reconnaissance insuffisante?
Tout se passe comme si l'on
refusait de voir le problème malgré les nombreuses observations
scientifiques accumulées dans de nombreux pays! Il ne suffit donc pas
d'avoir raison scientifiquement. Les données scientifiques sont considérées
comme fiables "quand la fiabilité est une nécessité…" écrit Isabelle
Stengers (4). Le plus souvent, chacun préfère cacher le
savoir scientifique quand il dérange, ou se soumettre à la fatalité…
Dans un article de la revue
française Actes de la recherche en sciences sociales (5)
Annie Thébaud-Mony s'interroge précisément sur cette "invisibilité
socialement construite des cancers professionnels". Comme la silicose
autrefois, écrit-elle, le cancer professionnel est souvent représenté comme
étant la conséquence d'un seul agent toxique. C'est ignorer la complexité de
la maladie Depuis longtemps on sait qu'un cancer peut être la résultante de
plusieurs évènements qui apparaissent tout au long d'une vie. On sait aussi
que les cancers professionnels s'inscrivent "dans l'histoire collective de
la montée des risques cancérogènes dans l'environnement humain, avec la
forte augmentation des substances toxiques introduites dans les procédés de
travail et l'environnement."
Pour Anne Thébaud-Mony trois
lignes de force, dans la constitution des savoirs, tendent à effacer les
cancers professionnels de la conscience sociale, professionnelle et
politique.
1.
Comportements à risques ou travail à risques?
Trop souvent, en santé publique,
le modèle dominant dans la recherche des causes de la maladie serait à
chercher dans les comportements individuels. Plus encore : aujourd'hui,
au-delà des caractéristiques psychologiques ou biologiques, on recherche
l'origine des maladies jusque dans les caractéristiques génétiques propres à
chaque individu. Certes, chacun d'entre nous dispose d'un terrain favorable
ou non au développement de certaines maladies. Mais que faut-il penser du
fait que l'on parle toujours de "comportements à risques" mais peu de
"travail à risques", comme si les conditions de travail avaient moins
d'importance que le comportement individuel des travailleurs ?
C'est ainsi que de nombreuses
études statistiques méconnaissent les inégalités devant les cancers
professionnels.
Selon le Centre International de
recherche sur le cancer (CIRC), dans tous les pays disposant de données
statistiques de mortalité par catégories socioprofessionnelles, la mortalité
par cancer, en particulier la mort précoce (avant 65 ans), est plus élevée
chez les ouvriers que chez les cadres et les professions intellectuelles.
Selon l'un des auteurs de ce rapport un tiers de l'excès de cancers observés
dans les catégories sociales défavorisées serait lié à l'exposition
professionnelle à des cancérogènes industriels, cette proportion pouvant
atteindre la moitié pour les cancers du poumon et de la vessie. Malgré ces
disparités observées, la mortalité par cancer est le plus souvent rapportée
aux modes de vie individuels, la consommation de tabac en particulier, alors
que les différences de consommation entre les groupes sociaux sont sans
commune mesure avec les inégalités en matière de mortalité par cancer :
"En
effet,(en France) l'écart entre cadres et ouvriers concernant la proportion
de fumeurs est de l'ordre de 20% quand l'excès de risque de mortalité
précoce par cancer chez les ouvriers par rapport aux cadres est de l'ordre
de 200%."
2.
L'influence des lobbies industriels
Cette approche, qui montre les
limites de l'épidémiologie classique, se trouve évidemment renforcée par
l'influence des lobbies dans les milieux industriels qui exercent une
influence incontestable sur les chercheurs avec lesquels ils établissent des
contrats de recherche. Depuis les années 80, au niveau mondial, la
proportion des cancers professionnels est estimée à moins de 5% de tous les
cancers. La méthode selon laquelle ce chiffre a été établi est pourtant
contestable, notamment parce qu'elle ne prend pas en compte les effets de
synergie entre plusieurs agents cancérogènes et que le taux de cancers
actuels ne reflète que l'effet des expositions à des produits dangereux,
survenues 20 à 30 ans plus tôt.
Ensuite, les industriels jouent
un rôle "actif" dans le classement des cancérogènes. Jusqu'à présent, la
dangerosité des produits doit être démontrée par des enquêtes
épidémiologiques. Autrement dit, il faudrait attendre que la maladie
apparaisse pour prendre en compte le problème alors que l'on peut mesurer en
laboratoire la dangerosité d'un produit. Nous sommes donc ici en
contradiction totale avec l'application revendiquée du "principe de
précaution". C'est un des points sensibles de la discussion actuellement en
cours au Parlement européen.
Enfin, nombre de chercheurs
indépendants travaillant sur les questions d'environnement et de santé ont
bien du mal à se faire entendre. Soit leurs recherches sont balayées d'un
revers de la main, soit ils sont poursuivis en justice. Les détenteurs du
pouvoir économique seraient-ils donc les seuls acteurs légitimes de ce débat
?
3. Le
manque de reconnaissance du monde ouvrier
Enfin, c'est le travail manuel
lui-même qui est masqué. Selon la CES (Confédération européenne des
Syndicats), 32 millions de travailleurs européens sont exposés à des
cancérogènes professionnels avérés. Mais ces expositions professionnelles
sont masquées par la division sociale du travail et des risques qui fait
supporter l'essentiel des expositions toxiques aux travailleurs temporaires
et sous-traitants. Le recours à la sous-traitance et à l'intérim s'est
développé dans tous les secteurs économiques. Dans ces conditions, le suivi
médical devient difficile, voire impossible. Les expositions
professionnelles aux cancérogènes sont dès lors le plus souvent absentes du
regard clinique des médecins qui prennent en charge ces travailleurs,
d'autant plus qu'ils ont eux-mêmes été préparés à voir le cancer comme une
maladie essentiellement liée aux comportements à risque.
Christian
Van Rompaey
(1) Voir
L'info, l'hebdomadaire de la CSC (6 octobre 2006). Paul
Palsterman examine en détail si la jurisprudence française pourrait être
transposée en Belgique.
(2) Un
cancérogène est un agent capable de provoquer un cancer ou d’en augmenter la
fréquence dans une population exposée.
(3) Plus
d'informations : Fondation contre le cancer, chaussée de Louvain 479 à 1030
Bruxelles, 02/736.99.99, info@cancer.be,
www.cancer.be
(4) Comme
l'écrivait Isabelle Stengers : "Lorsqu'il est question de sciences,
chaque société a les savoirs "qu'elle mérite", fiables lorsque la
fiabilité est une nécessité, aveugles lorsque ce qui est effectivement
demandé à ceux et celles qui en font l'objet est la soumission." Cité dans
la revue française Actes de la recherche en sciences sociales.
(5) Annie
Thébaud-Monny, “Santé et travail – Déni, visibilité, mesure“ - juin 2006.
Actes de la recherche en sciences sociales (juin 2006).
Une
association défend les victimes de l’amiante
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Depuis plus
de six ans, l’ABEVA (Association Belge des Victimes de l’Amiante) se bat
pour obtenir la reconnaissance officielle de toutes les victimes de
l’amiante et la réparation la plus large des dommages qu’ils ont subis.
Faut-il rappeler que l'industrie
de l’amiante a longtemps et sciemment dissimulé les dangers de l’amiante
pour la santé, et continue ailleurs dans le monde, à exposer à ce puissant
cancérogène de nombreuses personnes, dans et hors des entreprises?
En Belgique le combat est
particulièrement difficile. L'industrie de l’amiante reste très puissante,
avec en figure de proue la société Eternit, devenue aujourd’hui Etex.
Les victimes professionnelles
salariées ont certes droit à une indemnisation du Fonds des maladies
professionnelles. Mais elles sont privées du droit légitime d'aller en
justice pour réclamer des réparations supérieures auprès des entreprises qui
les ont rendues malades.
Quant aux victimes
environnementales de l’amiante (des riverains par exemple) ou les
travailleurs indépendants, ils n’ont droit à aucune indemnisation.
Depuis le début, parmi d’autres
revendications, l’ABEVA défend la création d’un fonds d’indemnisation
destiné à toutes les victimes de l’amiante, que leurs maladies soient
d'origine professionnelle ou environnementale. Une proposition de loi allant
dans ce sens est en préparation. Le Premier Ministre Guy Verhofstadt s’est
dit favorable à la création de ce Fonds. Contrairement à ses voisins,
Pays-Bas et France notamment, la Belgique n'a pas encore pris en compte la
situation particulière des victimes de l'amiante.
Rens.:
ABEVA, 479 chaussée de Louvain à 1030 Bruxelles, 0478/38.60.20,
www.abeva.be
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