Immigration
(15 décembre 2011)
Nos femmes de ménage nous ouvrent leur porte
De nombreuses Roumaines travaillent dans les familles belges, comme femmes
de ménage ou gardiennes d’enfants. Leurs frères et maris sont dans la
construction. Elles vivent chez nous, dans notre intimité. Mais sait-on
seulement d’où elles viennent? Reportage.
Dans le train qui nous conduit vers la Moldavie,
cette région du nord-est de la Roumanie, je repense à mon amie Luminita,
“petite lumière”, une jeune femme de 33 ans que j’ai rencontrée en Belgique
il y a deux ans. La première fois que je suis allée chez elle, elle
m’attendait avec un plateau de biscuits de son pays. Sur la table, un livre,
en français, avait attiré mon attention : “Journal d’une femme de chambre”
d’Octave Mirbeau. Quel comble, pour une femme de ménage! “Tu sais, je fais
des ménages, m’avait-elle expliqué. Mais en Roumanie, j’étais professeure de
langue roumaine, diplômée de lettres de l’Université de Brasov. Mon mari est
économiste. Il n’en pouvait plus du système. Maintenant, il travaille en
Belgique comme ouvrier dans la construction.” Il bosse onze heures par jour.
Elle, huit ou neuf. Ils parlent chacun quatre langues, néerlandais compris.
“Pour nos amis restés au pays, c’est incompréhensible que nous acceptions
ces boulots. C’est vrai, j’ai eu des états d’âme, mais c’est juste une
transition, une situation temporaire. Dans les anciens pays communistes,
nous n’avons pas ces frontières figées entre les classes sociales”.
Après Luminita, j’en ai rencontrées d’autres, des femmes de ménage roumaines
aux parcours étonnants. Comme Liliana, qui a commencé à trois euros de
l’heure, et a aujourd’hui sa propre société de titres-services et son
appartement à Bruxelles. La preuve qu’on peut commencer petit et prendre de
l’ampleur. “Mais je n’ai pas oublié d’où je viens, tempère-t-elle. Il n’y a
rien de honteux à faire des ménages pour s’en sortir, du moment qu’on est
honnête. Je voudrais simplement offrir à mes enfants la possibilité
d’étudier”.
Comment ce pays va-t-il s’en sortir si tous les gens qui rêvent d’une vie
moins étriquée s’en vont? “J’espère que des gens courageux restent en
Roumanie, répond Liliana. Mais moi, je n’ai qu’une vie. Je ne veux pas la
sacrifier pour mon pays. Je ne suis pas si patriote. Ma famille me manque
mais je préfère avoir de la pluie toute ma vie en Belgique que de mourir
d’épuisement au travail”.
Le train traverse les campagnes. Le long des routes, on voit des grappes
d’enfants bronzés aux yeux lumineux, cheveux en pétard et regards espiègles.
Il se trouvera toujours quelqu’un, ici, pour vous mettre en garde: “Ce ne
sont pas des Roumains, ce sont des Roms. C’est à cause d’eux que nous avons
une mauvaise réputation en Europe”. Un triste rappel mais si souvent entendu
qu’on ne peut tout à fait l’ignorer... Dans quelques heures, nous arriverons
à Suceava, en Bucovine, dans le nord de la Moldavie roumaine. Il y a,
là-bas, des villages entiers où tous les jeunes sont partis travailler sur
des chantiers et faire des ménages en Belgique. A quoi ressemblent ces
hameaux fantômes, dont une partie du cœur bat dans nos maisons?
Des familles éclatées
A la gare, nous retrouvons Veronica, 30 ans, et Martha, 22 ans. La première
est jeune fille au pair à Lasne. Sa sœur travaille comme externe auprès d’un
couple âgé de Uccle. Au volant, leur cousin Tiberio, qui vit lui aussi en
Belgique. Ils partagent tous trois un appartement du côté de Bockstael (à
Laeken), le “fief” des Roumains de Bucovine. Nous arrivons chez Daniel, le
père de Martha et de Veronica, chauffeur de poids lourds à la retraite. Il
vit seul dans cette grande ferme depuis le décès de sa femme, l’année
dernière. Pour unique compagnie, quelques têtes de bétail. Mais Daniel a de
la chance: il a encore trois filles en Roumanie, qui s’occupent de lui avec
un dévouement peu commun. L’une fait le ménage, l’autre le repas. Ses cinq
autres enfants, qui vivent en Italie et en Belgique, lui envoient de
l’argent pour entretenir la maison. D’autres familles sont plus durement
touchées par l’expatriation. Chez Tiberio, six des treize enfants vivent
déjà à l’étranger. “Les autres sont encore trop jeunes mais, dans deux ans,
nous y serons peut-être tous”.
Pour l’heure, la famille de Daniel est au complet. Une fois par an, le clan
se rassemble. Les événements s’enchaînent. Virginia s’est mariée hier.
Daniela accouche aujourd’hui. Les “expatriés” découvrent pour la première
fois Ben, le dernier-né d’Olga. Le temps passe en cafés sucrés, en
charcuteries, en rassemblements sans but dans la cuisine d’apparat (en
réalité, tout se passe dans l’arrière-cuisine, celle où l’on cuisine
vraiment). On organise des barbecues au bord de l’eau. Des amis se marient
chaque week-end. Veronica explique: “Nous sommes néo-évangélistes”.
Comprenez: de pieux conservateurs pour qui ni l’alcool, ni le tabac, ni les
relations sexuelles hors mariage ne sont au programme d’une vie honnête.
Martha et Veronica nous emmènent visiter leur village, organisé autour d’un
vaste pâturage commun. Chaque famille vient y faire paître sa vache, son
cheval, ses moutons. Les oies sont lâchées. Un vieux berger trait ses brebis
à la main. On s’apprête à le saluer de notre meilleur accent roumain. Il
anticipe. “Bonjour, non?” Sa nièce travaille à Uccle. Ici, en plein cœur de
la Roumanie profonde, il ne se trouvera personne qui ne sache situer Laeken
ou Waterloo sur une carte.
Une BMW immatriculée en Belgique s’arrête à notre hauteur. C’est Marcel. Il
a bien réussi dans la construction. “Dans ce village de cinq cents
personnes, plus de soixante sont en Belgique, explique-t-il. Mais dans le
village d’à côté, à Bosanci, ils sont des milliers à y être partis. On ne
voit que des plaques belges là-bas!” Ce soir, Marcel reprend la route.
“Les
parents vont pleurer. La famille, le gazon vont nous manquer. Mais vivre
ici, ce n’est pas possible. On ne pourrait jamais mettre un centime de côté.
Or, tous les Roumains veulent avoir leur maison”.
Et c’est bien là l’enjeu. Si les Belges ont une brique dans le ventre, les
Roumains ont un parpaing dans le cœur. Au milieu des vieilles fermes de
bois, poussent des palaces de béton, qui ne s’achèvent jamais. Il faut avoir
une confiance démesurée en soi, en l’avenir et en la famille nombreuse pour
se construire des maisons pareilles ! Daniela, la sœur de Martha et de
Veronica, sait qu’elle ne verra jamais la fin de ses travaux. “On vit dans
un bâtiment à l’arrière, avec les deux enfants. Il n’y a qu’une chambre. On
sera vieux quand tout sera fini mais on le fait pour eux”.
Investir pour les vieux jours
L’argent belge, patiemment gagné à coups de titres-services et de chantiers,
six jours sur sept, est épargné centime après centime. “On vit en Belgique
dans des appartements minuscules pour pouvoir investir dans des murs en
Bucovine. Pour les vieux jours”.
Lentement, chaque été, les hommes travaillent aux finitions, avec l’aide des
frères et des cousins. Leur rêve est d’avoir une maison comme celle d’Olga,
toute de grilles rutilantes et de camelote bling-bling. Il faut comprendre:
“Pendant longtemps, on avait de l’argent mais on ne pouvait rien acheter du
tout. Les magasins étaient vides. Aujourd’hui, c’est l’inverse!” L’ouverture
des frontières et des marchés a été une bouffée d’air pour les familles
roumaines. Veronica a ramené de Belgique des briques de jus d’orange pour le
mariage de Virginia et une machine à café pour Olga. Des articles qui
semblent banals pour nous, mais dont certaines marques, là-bas, font rêver à
l’ouest européen... Les jours de fête, on traîne au nouveau centre
commercial de Suceava. C’est l’attraction du siècle.
Avant de partir, Veronica nous montre la pièce où son papa entrepose les
tissus qui constitueront le trousseau de ses filles encore à marier : des
draps, des couettes, des tapis en laine de mouton, achetés en Ukraine ou
faits maison par leur maman. Partout, cet ordre impeccable. J’ose cette
question un peu tordue: “Que préférez-vous: faire le ménage ou garder des
enfants?” Elles vont sans doute me répondre, comme mon amie Luminita,
qu’elles n’ont pas le choix, que c’est la vie et que ça aurait pu être pire.
Mais les yeux de Martha s’illuminent: “Je ne sais pas. Nous aimons les deux.
Ça fait partie de notre culture. On aime que tout soit propre et on aime les
enfants”. Autant que leurs frères aiment la construction...
Dans quelques jours, il faudra repartir, en minibus, vers la Belgique. La
grande famille se disloquera à nouveau, pour un an. Déjà, Martha et Veronica
rêvent de revenir. Voir leur père qui vieillit, une maison qui se construit,
les sœurs restées au pays. Où qu’elles aillent pour chercher une vie
meilleure, elles sont d’ici.
// Céline Gautier
Combien de Roumains en Belgique? |
On estime la population roumanophone (Roumains et Moldaves) de Belgique à
plus de 60.000 personnes. Carmen Hopartean, directrice de la Maison
culturelle belgo-roumaine, assure qu’il n’y a eu aucune “invasion” roumaine
suite à l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne: “Il ne faut pas
s’inquiéter. La Roumanie n’est pas un loup pour une
Belgique-trois-petits-cochons. La dernière vague d’immigration concerne
surtout des personnes très diplômées, même si nombre d’entre elles
travaillent en dessous de leur niveau d’éducation et de formation. Et elle
insiste: il y a beaucoup plus de Roumaines à la Commission européenne que
dans la prostitution!”
Selon Carmen Hopartean, la communauté roumaine a toujours visé la légalité
et se régularise au fil du temps. Les femmes ont massivement recours au
système des titres-services et les hommes profitent des dispositions visant
à faciliter l’acquisition du statut d’indépendant.
// CG
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