Immigration
(2012)
Se sentir étranger, partout!
|
©
Reporters |
Du Maroc, de Pologne, d’Irak…, ils ont tous emporté en eux
quelque chose de leur pays. Nés ici ou ailleurs, ces adolescents déracinés,
coincés entre deux cultures, deux pays sont souvent déboussolés. Des
stéréotypes leur collent à la peau. Pas facile de se faire une place dans
une société où la discrimination marque au fer rouge leurs histoires
sociales…
“Chaque matin, j’ai la
nostalgie de chez moi”, Malik (Guinée). “Habiter
quelque part, c’est se sentir de quelque part et moi, je suis flottant”,
Adama (Sénégal). “Si on va au Maroc, on nous prend pour des Européens et
ici, on reste des étrangers”, Slieman (Belgique). Ces adolescents se
retrouvent propulsés dans un pays, parfois bien différent de celui qu’ils
connaissent. Certains sont fraîchement arrivés sur le territoire belge ;
pour d’autres, ce sont leurs parents qui avaient fait le voyage. Leur nom,
leur apparence… trahissent leurs origines et tracent souvent leur destin
social.
L’adolescence reste une période de la vie peu facile : le
jeune se sent étranger dans son propre corps. A cela, pour certains d’entre
eux, s’ajoute l’image de l’étranger que la société leur renvoie sans cesse.
Arrestations administratives justifiées seulement sur base d’un faciès
basané, relégation dans des quartiers dits “marocains”, “noirs” ou “turcs”…,
leur origine leur colle à la peau et les stigmatise. Renvoyés toujours à un
“ailleurs” (dont ils ne connaissent parfois rien), ces jeunes ne se sentent
jamais totalement d’ici. “Arrivée en Belgique à trois ans, je parle
mieux wallon que lingala, confie Nathalie (1).
Plus les années passent, cependant, plus je suis renvoyée à ma couleur et
plus je m’identifie à cette part de mon histoire, à la communauté africaine.
Les gens se mettent à rire si je dis que je viens d’une petite ville
ardennaise.”
Quartiers ghettoïsés
“Dans la capitale, 46,3% de la population est
étrangère ou d’origine étrangère. Ce mélange d’origines devrait se retrouver
dans la même proportion dans les différentes pans de la société, que ce soit
l’école, le logement, l’emploi…, explique Pascale Jamoulle, docteur en
anthropologie (UCL) et co-auteur de “Adolescences en exil” (voir
ci-dessous). Pour l’instant, ça n’est pas le cas malheureusement: peu de
logements sociaux sont construits dans les quartiers sud-est de la capitale,
des écoles se ‘spécialisent’ et deviennent de plus en plus mono-culturelles,
la discrimination à l’embauche est encore bien présente.” Malgré la
diversité culturelle de certaines villes belges, et notamment de Bruxelles,
des zones “ghettos” apparaissent, souvent touchées par la pauvreté. Les
jeunes, cantonnés dans ces quartiers, disent ne pas souvent en sortir. Vivre
entre soi rassure parfois, comme l’explique Turkana, élève dans un quartier
turc de Bruxelles : “Dans mon ancienne école, tout le monde se
connaissait. C’était près de chez moi. Dans la cour de récré, on se parlait
turc. Dans ma nouvelle école, personne ne savait que j’étais turque. On me
parlait français. Je n’aimais pas.” Des jeunes restent dans leur
communauté d’exil pour se sentir moins différents. Mais, comme le souligne
Pascale Jamoulle, cet entre- soi est à la fois un cocon et une cage qui
enferme dans un carcan social.
Choix de l’école, route tracée
L’intégration scolaire est primordiale dans le processus
d’accueil des nouveaux arrivants. Or, les classes adaptées et prévues pour
eux, dites “classes passerelles” (2), sont trop peu
nombreuses. Quelle école “réputée” des beaux quartiers peut-elle se targuer
d’ouvrir des classes passerelles? Pourquoi ne sont-elles organisées que dans
des écoles qualifiées maladroitement de “poubelles” et très ethnicisées ?
Pourquoi ces classes sont-elles réservées aux jeunes qui viennent d’arriver
sur le territoire belge? Beaucoup d’adolescents issus de l’immigration
maîtrisent, en effet, peu ou mal la langue française.
Quoi qu’il en soit, les perceptions de l’école qu’ont les
primo-arrivants et les jeunes issus de l’immigration sont très différentes.
Les premiers doivent demander l’équivalence des diplômes obtenus dans leur
pays. Beaucoup se retrouvent dans un imbroglio administratif et se sentent
comme soumis au bon vouloir et à l’arbitraire d’un service d’équivalence des
diplômes. Ils risquent de se retrouver mal orientés au vu de leurs
compétences, de leurs aspirations, de leurs acquis… Malgré ces embûches, ces
primo-arrivants se disent, dans leurs témoignages, volontaires et assidus.
Pas question de laisser passer sa chance dans un pays, vu comme un eldorado.
Les ados issus de l’immigration, eux, ont une expérience
différente de celles des primo-arrivants. Ils sont désabusés lors de leur
fréquentation des écoles dites “de seconde zone”. Ils savent que les
diplômes dans ces écoles permettent rarement de réussir des études
supérieures. Certains gardent quand même un peu d’espoir et veulent finir
leur parcours scolaire de secondaire ; ils le font pour rassurer leurs
parents. L’un d’eux l’explique : “Tu représentes l’éducation de tes
parents. Si tu as un diplôme, ils vont pouvoir dire : ‘Moi, mon fils,
il est bien éduqué. J’ai souffert toute ma vie mais lui, il va devenir un
homme.’”(2) Et Pascale Jamoulle rappelle que la ghettoïsation de
l’enseignement est bel et bien réelle. Cette dernière accentue le sentiment,
pour ces jeunes, d’être mis au ban d’une société qui ne voudrait pas d’eux.
Les jeunes cultivent un sentiment d’injustice du fait
qu’ils ne se sentent jamais comme “les gens d’ici”. Trop souvent, ils sont
associés aux images de violence ou de délinquance. “Je me sentais Belge
jusqu’au jour où on m’a fait comprendre que je ne l’étais pas vraiment,
soupire Yacine, né en Belgique d’origine algérienne. Un soir, en
rentrant d’une activité théâtrale, je me suis fait arrêter injustement. Une
dame s’était fait agresser dans la rue qu’on traversait. Pour les flics,
j’étais sur les lieux, donc j’étais coupable. Je me suis fait tabasser et
enfermer pour, ensuite, être relâché. Ils m’ont dit une phrase qui m’a
fortement marqué : ‘Les Arabes, ça va pas au théâtre, ça vole’. Cet
épisode m’a fait sentir que je n’étais pas vraiment Belge.”
La discrimination vécue au quotidien marque les jeunes
dans leur construction identitaire. Pascale Jamoulle conclut: “Ces
jeunes sont dans une spirale, ils se sentent à part et donc, restent à part.
Peut-être qu’une des solutions pour enrayer cela serait de mener une
politique volontariste d’égalité, afin que la proportion de personnes issues
des migrations nouvelles et anciennes dans les entreprises, dans les
administrations, dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les quartiers…
soit équivalente à celle existant dans la société belge.” Que
disparaissent les quartiers d’exil et les écoles pour “immigrés”! Un vœu à
développer…
// Virginie Tiberghien
(1) Les exemples de cet article sont
tirés de la recherche ethnographique “Adolescences en exil”,
réalisée à Bruxelles par Pascale Jamoulle et Jacinthe Mazzocchetti. Comme
dans l’ouvrage, afin de respecter l’anonymat des témoins, les prénoms
utilisés sont des prénoms d’emprunt.
(2) Les classes passerelles sont
destinées à l’accueil des enfants arrivés depuis moins d’un an sur le
territoire belge et à l’apprentissage du français.
La parole aux
jeunes… |
“Quand on
arrive en Turquie, c’est ‘Voilà,
les étrangers’.
C’est leur regard, les insultes pleuvent… On
est mal vus là-bas, encore plus qu’ici.”
Yasmine, Belge d’origine turque.
“Quand
tu arrives en Belgique, tu ne comprends pas
ce qui se passe. Tu ne
parles pas français. Parfois, on dit qu’on
aimerait repartir dans notre pays, mais on
doit continuer. Il y a beaucoup d’émotions
différentes qui se passent dans notre tête.”
Youngwitch, arrivé du Ghana à 14 ans.
“Mes
demandes d’asile sont toujours refusées.
Je ne peux rien faire dans ce pays. Permis
de conduire, ils ont dit non. Travail de
vacances, refusé aussi. Je vis dans ce pays
mais ne peux rien y faire. C’est comme une
prison. Ma vie n’a aucun sens. Je dors, j’ai
à manger mais je n’ai pas ma liberté. Dans
la rue, sans papiers, je me sens menacé. Et
donc, je me sens différent des autres.”
Nasser, arrivé il y a 5 ans en tant que MENA
(mineur étranger non accompagné) de la Côte
d’Ivoire.
“Je
suis né ici mais je suis autant Belge que
Marocain. Je ne peux pas
choisir un des deux. J’ai grandi entre les
deux cultures. A la maison, on parle arabe.
La nourriture, c’est celle du pays et quand
je sors, c’est la culture belge. Donc je
suis les deux pleinement. J’ai pas de
problème, je suis métis.”Medhi, Belge
d’origine marocaine.
“J’avais
vraiment rêvé de faire ma photo de classe en
fin d’année. J’ai celle de
mes amies, là-bas, en Chine. Mais sans moi.
Maintenant, je suis ici. J’ai envie de
couper ma tête, puis de la coller sur la
photo.” Lucy qui a rejoint son père en
Belgique et laissé sa mère et sa vie en
Chine
|
//Adolescences en exil |
Deux anthropologues de
l’Université catholique de Louvain, Pascale
Jamoulle et Jacinthe Mazzocchetti, se sont
penchées sur ces adolescents, la plupart
déracinés. Elles se sont rendues dans les
quartiers du “croissant pauvre” de Bruxelles
(Anderlecht, Molenbeek, Saint-Josse et
Schaerbeek) pour y rencontrer ces jeunes.
Comment sont-ils arrivés ici? A quelles
difficultés sont-ils confrontés dans leur
quotidien? Quel est leur avis sur la
politique migratoire en Belgique, sur
l’image de l’immigration véhiculée dans les
médias?
L’ouvrage est très
éclairant sur les réalités démographiques de
la capitale : quartiers et écoles
ghettoïsés. Le parcours d’émigration de ces
jeunes est aussi semé d’embûches : problème
de reconnaissance de leur statut,
difficultés à obtenir des papiers… Souvent
victimes de stéréotypes et relégués dans les
zones précarisées de Bruxelles, ils
éprouvent de la difficulté à garder espoir
et confiance dans l’avenir et leur terre
d’accueil.
>> Adolescences en
exil • Pascale Jamoulle
et Jacinthe Mazzocchetti •
Editions Academia
• 359 p. •
Prix : 29,50 EUR.
|
|