Handicap
(6 mai 2010)
La nature au bout du chemin
Balades
guidées, jardins sensoriels, potagers adaptés… Les personnes handicapées ont
de plus en plus souvent accès à la nature et aux activités qui s’y
déroulent. Grâce à une poignée d’inventeurs et de passionnés,
l’environnement devient une voie privilégiée d’intégration. Y compris, petit
à petit, pour d’autres publics précaires.
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© D. Parizel/Nature et Progrès |
Le
“Jardintégration” de Nature et Progrès,
à
Jambes (Namur) :
les aveugles y guident les “voyants”.
Etrange procession que celle-là...
Ce matin frisquet du
mois d’avril, dans les faubourgs de Namur, huit personnes portant des
lunettes de soleil complètement opaques se suivent à la queue-leu-leu,
gauches et hésitantes, le long d’une rue menant à un jardin de quelque ares.
A leur côté, pour guider ces visiteurs plongés dans le noir le temps d’une
expérience insolite, Christian Badot, 56 ans, dont plus de la moitié vécus
comme aveugle à la suite d’un grave accident de moto. La destination de ce
curieux convoi : le “jardintégration” de Nature et Progrès, une association
spécialisée dans la culture et l’agriculture bio (1).
Une fois arrivés dans ce
jardin un brin particulier, les participants se retrouvent à la fois acteurs
et spectateurs d’une scène hallucinante. C’est Christian Badot – le
non-voyant ! – qui guide de la voix et du geste les bien-voyants, aveugles
volontaires, dans les dédales de cet écrin de verdure. Le but de
l’expérience ? Aider ces derniers à comprendre ce que ressent une personne
non-voyante ou malvoyante. Faire renaître les autres sens, trop souvent
enfouis sous une couche d’automatismes créés par le libre usage des yeux.
Mais, surtout, prouver que le jardinage est une activité intégralement à la
portée des non-voyants et des personnes à mobilité réduite (PMR). Et
démontrer que les jardins sont bien plus que des endroits où poussent des
fleurs et des légumes : “ils sont avant tout des lieux de rencontre et de
partage, confie Christian Badot et, dans ce sens, des espaces de vie et
d’intégration réussies : la personne non-voyante y retrouve son autonomie,
sa confiance en soi et sa foi en l’avenir”.
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©
Natagora |
Les oiseaux de résine,
utilisés dans les
balades nature pour
non-voyants. |
Démonstration.
Le petit groupe de visiteurs, toujours nantis de lunettes opaques,
découvre les bacs de terre surélevés à – très exactement – 78
centimètres : la hauteur parfaite pour permettre à une chaise
roulante de se glisser sous l’espace de travail. Tâtonnant et amusé,
chacun expérimente les outils spécifiques issus de la créativité de
gens comme Christian Badot: plantoirs, égaliseurs, traceurs,
semoirs, distanceurs... Parfois, il a suffi à ces esprits ingénieux
de détourner les outils de jardinage de leur destination
habituelle : ainsi tordus, découpés ou simplifiés, ils deviennent le
prolongement naturel des bras du jardinier obligé de rester assis
dans sa voiturette. “Je vous mets au défi de distinguer le
poireau planté par moi et l’autre par un voyant” lance le guide,
un rien hâbleur. Mais il a raison ! Diable d’homme, qui a réussi à
la fois à faire primer certains de ses outils par Handicap
International (ne sont-ils pas reproductibles dans le monde
entier ?), mais aussi à initier une réelle aventure humaine. En
effet, chez Nature et Progrès, le maraîchage bio n’est pas seulement
une activité de respect de la nature, mais aussi une expérience de
partage des savoirs et de rencontre humaine, dont l’accessibilité
aux handicapés est la cerise sur le gâteau.
Un bénéfice collectif
Ce jardin singulier
n’est qu’un exemple, parmi les plus marquants, des passerelles qui se créent
ces dernières années entre le monde du handicap et celui de l’environnement.
Après le sport, les administrations, les musées et d’autres lieux publics,
c’est au tour de la nature de se rendre plus accessible aux personnes
porteuses d’un handicap : mental, physique et moteur, voire social. “Avec
cette particularité, souligne Christian Javaux, responsable du
Département socio-éducatif de la Mutualité chrétienne, que l’ensemble de
la collectivité en bénéficie : lorsqu’un chemin dans une réserve naturelle
est rendu praticable pour les personnes en voiturette, d’autres groupes en
profitent: personnes âgées, parents avec poussette, etc.” Aujourd’hui,
on ne compte plus les initiatives de ce genre liées à l’environnement.
Ainsi, à Eupen, des personnes handicapées mentales participent à l’entretien
des réserves naturelles; des PMR assistent au brame du cerf au cœur des
forêts ardennaises avec le Crié d’Anlier (2); d’autres
descendent dans les grottes, participent aux balades botaniques ou
ornithologiques d’Aves et de Natagora (3) et, bientôt, à
des ateliers de “cuisine sauvage”. Le plus souvent, ces activités se
déroulent au sein de groupes mixtes, composés également de personnes sans
handicap.
Des trémolos dans la voix
Il faut dire que les
initiateurs de ces passerelles ont mis au point des outils très pratiques,
tels la “Joëlette”, sorte de chaise à porteurs munie d’une longue roue et
d’une suspension adaptée, ou encore l’“Hippocampe”, qui autorise jusqu’à la
visite de lieux humides voire souterrains. Citons encore ces oiseaux de
résine et, bientôt, ces silhouettes d’arbres, qui permettent à des
non-voyants ou des malades de Parkinson (incapables de se servir de
jumelles), de se construire mentalement par le toucher une image très
précise des volatiles sauvages ou des végétaux ligneux.
“On n’imagine pas ce
que ces outils permettent de faire, s’enthousiasme Paul Gailly,
directeur du service éducatif de l’asbl Natagora. L’année dernière, nous
avons permis à des adolescents infirmes moteurs cérébraux (IMC) de visiter
la réserve naturelle de Harchies (Hainaut). C’était la première fois de leur
vie que leur engin foulait autre chose qu’un trottoir ou du béton. Nos
animateurs sont revenus de là-bas avec des souvenirs émus et des trémolos
dans la voix…”.
Il y a quelques années,
Natagora s’est lancée dans “Nature pour tous”, un projet d’envergure basé
sur le constat que les activités de randonnées naturalistes restaient
réservées à une sorte d’élite, mobile et disposant de tous ses moyens
physiques et mentaux. “Avant, la nature était au centre de nos activités
et l’Homme devait travailler pour elle. Depuis lors, nous avons complètement
inversé la donne : c’est l’Humain qui est au centre”.
Mouiller sa chemise
Avec le soutien du Fonds
Elia (Fondation Roi Baudouin) (4), Natagora a donc mis sur
pied des formations spécifiques à l’accueil de groupes mixtes à destination
de ses guides nature. “Pas facile, a priori, car chaque type de personnes
handicapées a sa propre communauté, sa propre 'culture', souligne
Stéphane Noirhomme, formateur à l’Institut d’Eco-pédagogie (IEP), autre
cheville ouvrière de “Nature pour tous”(5). De plus, le
handicap fait peur”. Raison pour laquelle, à l’IEP, les stagiaires sont
d’abord invités à “mouiller leur chemise” et à s’interroger sur leurs
propres représentations du handicap et du dysfonctionnement. “Au fil de
la formation, le paternalisme et la condescendance disparaissent. La boîte
de Pandore du handicap se transforme en boîte à trésors : le guide
s’aperçoit qu’au-delà de ses déficiences, la personne handicapée a des
aptitudes que lui, le guide, n’a pas”.
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©
Natagora |
La “Joëlette”, précieux moyen
de locomotion pour les personnes
à mobilité réduite. |
Le résultat de
ces efforts ne s’est pas fait attendre. “Actuellement, la demande
pour participer à nos activités ‘Nature pour tous’ est véritablement
hallucinante, constate Paul Gailly. Nous risquons sans cesse
d’être débordés. Cela s’explique par le fait qu’il y a, à notre
époque, un énorme besoin de retrouver une certaine harmonie, une
stabilité intérieure. Cela passe par le contact avec le beau et par
l’émotionnel qu’offre la nature”. Beaucoup de guides spécialisés
soulignent d’ailleurs à quel point le contenu “scientifique” de
telles promenades (distinguer les espèces animales et végétales) est
rapidement complété par une dimension sensorielle, imaginative et
émotionnelle, apportée par les participants.
Couronnement de la
démarche : quelques aveugles et PMR, aujourd’hui, veulent se former en tant
que guides nature, preuve que l’intégration est en bonne voie.
Parallèlement, l’animation se professionnalise, quittant petit à petit son
“sous-statut” au sein des sciences biologiques et sociales et formant depuis
deux ans, à Liège, ses premiers brevetés en animation “nature et
handicaps”. Un train en marche…
// Philippe Lamotte
(1) L’expérience “Jardintégration” est intégralement relatée
dans un petit livre disponible à prix réduit. Contact :
natpro@skynet.be - 081/30 36 90
(2) Info@crieanlier.be
– 063/42 47 27
(3) Natagora/Jardin pour tous :
eric.dubois@natagora.be -
04/250 95 98
(4) Fonds Elia :
www.frb-kbs.be - 02/549 61 56
(5) Institut d’Eco-pédagogie :
www.institut-eco-pedagogie.be
- 04/366 38 18
Nature et publics précaires |
Dans le secteur de l’animation nature, on n’aime pas trop parler de
“handicapés sociaux”. Mais le mot émerge vite, dans les discussions,
pour qualifier ces publics “difficiles” que l’on aimerait pouvoir
approcher davantage, à l’instar des handicapés physiques ou mentaux,
pour les sensibiliser à l’environnement. Déjà, quelques balades
nature ont eu lieu avec des enfants dits “caractériels”, voire avec
des jeunes issus d’un centre fermé de protection de la jeunesse.
Différence notable avec les institutions habituelles familières du
handicap : la demande envers de telles activités nature n’existe
pas. C’est donc aux guides nature de faire le premier pas vers ces
publics précaires.
Chez Natagora,
on raconte l’expérience de cette animatrice qui, en 2008, a tenté
d’organiser une balade nature au Sart Tilman, vaste domaine arboré
sur les hauteurs de Liège, à destination du public du quartier
défavorisé de Saint-Léonard. Echec total ! Motif ? Désintérêt pour
la faune et la flore lorsqu’on (sur)vit au jour le jour. Difficulté,
surtout, de quitter son environnement quotidien et de se plonger
dans un monde inconnu et… lointain.
Plus tard,
pourtant, l’opération tournera au succès. Mais elle se sera
déroulée, cette fois, dans Saint-Léonard et après un travail
d’approche des familles immigrées à partir des tout-petits dans les
crèches. La balade nature est alors devenue possible. Avec, pour
point d’orgue, l’épisode de cet habitant africain du quartier,
racontant au groupe comment ses ancêtres nouaient des relations très
personnelles avec les arbres. Un lien spontané entre la biodiversité
d’ici et les cultures en exil chez nous. Tout un succès !
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Ph.L. |
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