Famille
(6 décembre 2007)
Mettre fin à ses jours:
l'étrange fragilité masculine
Si les femmes tentent dix fois plus de s’ôter la vie que les hommes, ces
derniers y parviennent trois fois plus que la gent féminine.
Rencontre avec Axel Geeraerts, directeur du Centre de prévention du suicide,
qui tente d'expliquer cette intrigante différence à la lumière des
recherches les plus récentes. Du fonctionnement psychologique à l'image
sociale de l'homme, le tableau qu'il brosse égratigne au passage quelques
idées reçues.
Christelle Bajot: Vous avez organisé un colloque sur le suicide au masculin
en février dernier, avec comme point de départ le constat d’une certaine
inégalité entre hommes et femmes. Pourriez-vous préciser?
Axel
Geeraerts: Presque partout dans le monde, les hommes se suicident en moyenne
trois fois plus que les femmes. Si l'on considère l’ensemble de la
population belge en 1997 (derniers chiffres disponibles au niveau national),
pour un taux de 22 suicides sur 100.000 individus, on en a 32 ou 33 pour
100.000 chez les hommes et 11 ou 12 pour 100.000 chez les femmes. A
l’exception de l’Inde, où les taux hommes-femmes sont équivalents, et de la
Chine, où le taux des femmes est le plus élevé, ce constat est valable
partout ailleurs. Du moins depuis que l’on dispose de statistiques fiables
en la matière, soit depuis 1960.
CB: Le choix du moyen de se donner la mort compte apparemment parmi les
éléments pour expliquer cette vulnérabilité particulière des hommes. Ceux-ci
utiliseraient des modes plus violents pour se suicider?
AG:
En effet, la première explication, très souvent mise en avant, est que les
hommes ont tendance à choisir des moyens “expéditifs”, dont le taux de
létalité est beaucoup plus élevé, c’est-à-dire les armes à feu ou la
pendaison. Les femmes ont davantage recours aux médicaments, et aussi à la
pendaison. Quant aux autres moyens, ils sont employés de manière assez
similaire par les deux sexes. Je parle de moyens “expéditifs” dans le sens
où, lorsqu'on utilise des médicaments, il y a en général un certain laps de
temps pendant lequel une intervention est encore possible. Par contre, se
tirer une balle dans la tête est beaucoup plus rapide, il y a moins de
chances d'être sauvé. Mais cette explication est un peu courte. Ces
dernières années, malgré l’utilisation par les femmes de moyens plus létaux,
le taux de suicide féminin n’a pas augmenté pour autant.
CB: Dans le processus psychologique qui mène à la tentative de suicide,
hommes et femmes aborderaient les difficultés de manière différente...
AG:
En général, les femmes ont beaucoup plus de facilité à parler et à demander
de l’aide. Dans les statistiques sur “qui consulte, qui va chez le
généraliste, qui va chez le psychologue”, les proportions de femmes sont
bien plus importantes.
CB: On associe souvent suicide et dépression. Les hommes seraient-ils plus
dépressifs?
AG:
La dépression qui, a priori, devrait toucher autant les deux sexes, est
encore sous-diagnostiquée et moins prise en charge chez les hommes.
D’ailleurs, dans le stéréotype socioculturel, la dépression est une maladie
typiquement féminine. Il n’y a pourtant pas de raison objective.
CB: Les hommes ne cachent-ils pas plutôt leurs problèmes parce qu'ils ont
été éduqués de la sorte?
AG:
Oui, on peut s'interroger sur la place de l’homme dans nos sociétés
occidentales. Où se situe-t-il aujourd'hui par rapport aux représentations?
Il y a quelques années prévalait le stéréotype d’un homme fort, qui ne
pleure pas, qui fait face, le chef de famille qui assure le confort de sa
femme et de ses enfants. Certes, ces conceptions ont évolué. Maintenant, on
va jusqu’à dire qu’on attend aussi de l’homme qu’il puisse “exprimer sa part
de féminité”. Mais il y a une ambivalence. Le modèle de l’homme fort,
performant, continue à être valorisé, que ce soit à la télévision ou dans
les romans… La difficulté pour l’homme, c’est de ne plus très bien savoir à
quoi il doit répondre. S’il assume sa virilité, on le traite de macho et il
ne correspond pas à ce qu’on exige de lui. Mais s’il fait part de ses
faiblesses, s’il choisit plutôt l’expression de ses sentiments, il risque de
ne pas être suffisamment sécurisant, et il ne répond pas non plus aux
attentes. Les hommes en crise suicidaire, confrontés à des difficultés
croissantes, ne savent pas très bien à qui s’adresser ou même s'ils peuvent
s’adresser à quelqu’un. Souvent, ils ne sont plus entourés d’un groupe de
pairs auprès duquel obtenir du réconfort, en se retrouvant au café en fin de
journée, par exemple.
CB: Et la flambée des divorces accroît leur solitude…
AG:
Certainement. En comparant un groupe de pères qui avaient encore un lien
régulier avec leurs enfants et un groupe d’hommes qui n’en avaient
pratiquement plus, suite à des séparations, on s’est aperçu que le risque
suicidaire était bien plus élevé chez les hommes privés de contacts. La
rupture du lien peut effectivement renforcer un sentiment d’inutilité et
d’isolement. Et lorsqu’on sait qu'aujourd'hui – même si les choses évoluent
–, dans les séparations, ce sont encore majoritairement les femmes qui ont
la garde des enfants, on peut y trouver une autre cause de fragilité. En
fait, il n’y a pas une explication unique, mais toute une série de facteurs
de risque croisés qui peuvent nous aider à comprendre, et aussi à adapter
notre dispositif de prévention.
CB: Comment cibler la prévention sur le public masculin?
AG:
Je reviens au fait que les hommes consultent peu. A l’heure actuelle, s'ils
le font, dans 80% des cas, ils seront confrontés à une femme, parce que
celles-ci ont massivement investi le secteur psychosocial. Lorsqu’un homme,
qui a déjà plus de difficultés au départ à demander de l’aide, va consulter,
n’est-ce pas rajouter une couche qu’il soit pris en charge par une femme ?
Il y a peut-être quelque chose à changer, par exemple proposer aux hommes
d’être reçus par des couples mixtes de thérapeutes. Par ailleurs, dans notre
dispositif d'intervention, sommes-nous suffisamment attentifs aux
différences, à la souffrance que certains hommes peuvent vivre par rapport
aux modèles d’identification?
CB: Cette problématique de la place de l’homme expliquerait aussi les taux
de suicide masculins bien plus élevés dans certains pays plus
“progressistes” au niveau de l’émancipation féminine, comme le Québec ou la
Belgique?
AG:
Tout à fait. Même chose dans les pays du Nord, en général, où les taux de
suicide masculins sont les plus importants. Cela mérite de s’y intéresser
pour aller plus loin que la première explication, reconnue par tous et
émanant de l’Organisation mondiale de la Santé, qui invoque les moyens
utilisés. Le seul pays au monde où les femmes se suicident plus que les
hommes est la Chine. Là où la politique de l'enfant unique a donné aux
femmes des campagnes un statut fort peu enviable, que ce soit à l'extérieur
ou au sein de son foyer.
CB: Finalement, on a le sentiment que le suicide, souvent considéré comme un
problème strictement personnel, est quand même aussi fortement déterminé par
le contexte social.
AG:
Certainement, et à cet égard se pose aussi la question de l’admissibilité du
suicide. La population masculine montre moins de réprobation à l'égard du
suicide, et la plupart des gens tolèrent plus facilement qu’un homme en
arrive là. Cela correspond à l’image “active” de l’homme. Quand il a un
problème et qu’il ne voit plus aucun moyen de le résoudre, se suicider,
c’est agir, c’est vaincre la difficulté en “faisant” quelque chose. Il fait
face ou il disparaît.
Christelle Bajot
Le suicide vous pose question?
Surtout, parlez-en
En Belgique, le suicide tue 7 personnes par jour. Il cause plus de morts que
la tuberculose, la pneumonie et la grippe réunies. A tout moment, ce fléau
peut concerner chacun d'entre nous, jeune ou vieux, riche ou pauvre. Le
Centre de prévention du suicide(1) attire l’attention sur
les signaux d’alerte, mais aussi sur les possibilités d’être aidé.
Quand
on est confronté au suicide, qu’il soit simplement craint, ouvertement
envisagé ou déjà accompli, par soi-même ou par un proche, il est important
d’en parler. Un mal-être durable, un changement brutal de comportement, une
accumulation d'idées noires doivent éveiller l'attention, sans pour autant
prédire un suicide. Signaler à la personne qu'on a remarqué chez elle ce
malaise ou cette rupture, sans nécessairement insister sur le sujet, mais en
précisant qu'on est disponible pour l'écouter, voilà l'attitude à adopter en
cas de doute. Si la tentative s'est déjà produite, surtout, ne pas évacuer
le sujet en disant “C'est fini” ou “C'était une bêtise, n'est-ce pas?” mais
justement saisir l'occasion pour donner la parole à la personne suicidante.
Quitte à soi-même chercher de l'aide pour ne pas se laisser submerger par la
détresse de l'autre, par exemple au numéro gratuit 0800/32.123: cette
ligne d'écoute est l'activité principale du Centre de prévention du suicide
(CPS). Pour répondre aux appels, il recherche constamment des bénévoles, qui
doivent être prêts à s'engager dans une formation. Ils répondent aux
questions de chacun, et pas seulement des personnes en crise suicidaire
(2).
Fin 2004,
le CPS a mis en ligne un forum internet qui connaît un succès croissant.
Certaines personnes, notamment les hommes et les jeunes, semblent préférer
ce mode d'expression. Il est néanmoins accessible à tous sur
www.preventionsuicide.be .
Sur ce site
internet, on retrouve également les autres initiatives du Centre de
prévention du suicide, comme “L'Autre Temps”, qui rassemble des personnes
endeuillées par le suicide, ou le groupe de parents d'adolescents, qui leur
permet de partager craintes et questions sur le comportement de leur enfant.
L'atelier d'expression créatrice “Quand rien ne va plus” propose à chacun de
“sortir” sa peur, son angoisse, sa déprime ou sa solitude en la
matérialisant dans une œuvre artistique personnelle.
Enfin, une
cellule d'intervention psychologique de crise propose un suivi aux
suicidants qui arrivent aux urgences de plusieurs hôpitaux bruxellois.
Toutes ces
initiatives ont en commun de permettre de parler du suicide, de libérer la
parole. Comme le souligne Axel Geeraerts, l'important est de “ne pas évacuer
le problème, ne pas rester seul avec ses questions”.
CB
(1) CPS - 02/650.08.69 -
www.preventionsuicide.be
(2) Accueil des candidats bénévoles : 02/640.51.56.
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