Famille
(1er mars 2007)
Quand les enfants portent
les valises de leurs parents
Des
enfants parentifiés : c’est ainsi qu’on pourrait appeler les enfants qui se
sacrifient pour venir en aide à leurs parents malades, déprimés ou
défaillants. Des enfants qui paraissent plus matures que les autres mais
sont blessés dans leur identité.
Maria a vingt
ans et poursuit des études de médecine. Son père a quitté le domicile
familial quand elle avait six ans et est parti s’installer en Floride. Sa
mère a alors sombré dans une dépression d’où elle commence à peine à
émerger. Toute ces années, Maria s’est occupée de sa mère malade sans
qu’elle n’ait été ni reconnue ni gratifiée pour son dévouement. Malgré les
nombreuses invitations de son père à venir le rejoindre aux Etats-Unis pour
y poursuivre ses études, l’adolescente n’a jamais pris la décision de
quitter sa mère dont elle supportait pourtant de moins en moins bien les
accès mélancoliques. Enfant du devoir, Maria a développé une personnalité
qui la place dans l’impossibilité de demander de l’aide, de pouvoir
s’appuyer sur autrui. Elle a développé un attachement froid par rapport à sa
mère et ne s’attache qu’à des personnes paumées comme si elle continuait à
soigner sa mère à travers elles. Depuis peu, la mère de Maria a rencontré un
homme avec lequel elle a noué une relation suivie. Ce nouveau lien permet
peu à peu à Maria de se dégager de sa fonction d’ange gardien, à distance,
de sa maman…
Cette situation
parmi tant d’autres illustre ce que Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et
ethologue français bien connu pour ses ouvrages sur le thème de
l’attachement et de la résilience, nomme “l’adultisme” (1).
Ce mot à consonance peu esthétique évoque bien cette impression étrange que
l’on éprouve en présence de ces enfants qui se sacrifent pour venir en aide
à leurs parents mal en point, à la dérive. Ces enfants sont mignons,
courageux; ils s’occupent de tout dans le ménage: les courses, les contacts
avec les soignants, le courrier, le paiement du loyer et des factures. Ils
veillent sur leurs parents et cherchent à masquer leurs lacunes. On est
fasciné par leur dévouement, leur intelligence et leur courage mais, malgré
leur sens du contact convivial, ils suscitent une impression bizarre. On
sent que ce n’est pas là qu’ils devraient être. Ce n’est pas leur place.
Un phénomène pathologique?
Il est sain que les
enfants aident leurs parents. Cela permet à l’enfant de grandir, de devenir
plus responsable et davantage capable de prendre soin des autres. Cela
permet aussi à la famille de survivre. Mais la parentification devient un
problème quand le fonctionnement familial est très rigide, quand on attend
de l’enfant des choses bien trop en décalage avec son âge, les exigences
hypothéquant son développement, et quand l’enfant ne reçoit ni
reconnaissance, ni compensation pour son “sacrifice”. Il s’agit alors d’une
forme d’abus de l’enfant car ce ne sont pas les adultes qui en prennent soin
mais l’inverse. Si l’enfant n’a plus des îlots de repos, des zones où il a
le droit d’être un enfant, alors, cela devient très problématique.
D’une
génération à l’autre
Ivan
Boszormenyi-Nagi, psychiatre d’origine hongroise, parle du grand livre des
comptes où sont comptabilisés les mérites et les dettes de chacun des
membres de la famille. Le bilan de cette comptabilité s’appelle la balance
entre ce qui a été donné et reçu. Selon ce psychiatre, les individus
cherchent à corriger dans la génération actuelle ce qui était déséquilibré
et source de préjudices dans la génération précédente. Quand un parent ne
parvient pas à se montrer protecteur, on peut faire l’hypothèse qu’il n’a
pas été protégé quand il était enfant et que l’expérience du couple qu’il a
fondé n’est pas réparatrice; elle n’arrive pas à corriger le vécu ancien.
D’autres parents ont
été tellement carencés ou maltraités que les règlements de comptes avec leur
propre famille, avec les institutions et la société sont prioritaires par
rapport à la prise en compte des besoins de leurs enfants. Rechercher de
l’aide pour s’en sortir est alors tout simplement impensable. Quels choix
reste-t-il à l’enfant témoin de cette déchéance? S’effondrer également par
manque de stimulations, de soutien et d’investissement affectif? S’il n’est
pas étouffé par la culpabilité d’abandonner son parent à lui-même, fuir et
investir d’autres personnes ? Se débattre et lutter aux côtés de sa mère (ou
de son père) pour tenter de la (le) sauver ? C’est le choix, pas vraiment
délibéré, que font les enfants adultistes, parentifés.
Les autres
s’effondrent parce qu’ils sont obligés de se ressourcer auprès de personnes
fracassées, incapables d’assumer leur rôle de tuteur de développement. Tel
un oisillon, l’enfant s’imprègne alors du vécu familial de souffrance et
d’isolement, et s’identifie exclusivement en rapport à son parent défaillant
en se voyant comme un “fils de moins que rien, d’ivrogne ou d’éternelle
déprimée”. Une image que lui renvoie d’ailleurs les autres et renforce son
effondrement narcissique.
Témoin de la
détresse de ses parents, sans pouvoir en comprendre l’origine, l’enfant a
tendance à se sentir responsable des malheurs de sa mère ou de son père. En
effet, il reçoit des informations sous forme émotive, sensorielle et motrice
sans qu’aucun mot ne les accompagne pour leur attribuer un sens. Quand elle
se sent mal, la mère qui n’a jamais symbolisé son vécu au niveau verbal
n’est pas en mesure de se tourner vers son enfant pour lui dire par exemple:
“Excuses-moi, je ne suis pas bien pour le moment, le film que nous venons
de regarder me rappelle des événements très douloureux. Tantôt, quand je
t’ai répondu brutalement, cela n’avait rien à voir avec ton comportement,
c’était dû à ces mauvais souvenirs qui remontent à la surface.”
Quand un parent se
comporte mal vis-à-vis de son enfant, celui-ci ne dispose pas encore des
capacités de décodage pour adopter une attitude critique à son égard. Dès
lors, il a tendance à se blâmer et à surprotéger son parent inadéquat. Cette
dépendance ne leur permet pas d’échapper à l’emprise affective pour prendre
une distance émotionnelle salvatrice.
C’est ainsi que de
nombreux enfants négligés participent à la dissimulation des problèmes au
sein de la famille. Ils ont conscience que collaborer avec les intervenants,
c’est prendre le risque de signaler les dysfonctionnements graves de leurs
parents. Comme ils les sentent au bord du précipice, s’ils les dénoncent,
ils les poussent dans le gouffre. Ils ne tiennent en rien à alourdir leur
existence.
Une fausse maturité
Les enfants
parentifiés ont l’air d’être plus matures, plus avancés que les autres. Mais
ce n’est qu’une impression. En réalité, ce sont des enfants en retard sur le
plan affectif ; ils ont appris cette habileté relationnelle qui est une
forme d’infériorisation. Ces enfants qui auraient le plus besoin d’être
aimés sont parfois dif?ciles à aimer. Ils craignent l’intimité avec les
étrangers qui risquerait d’être interprétée comme une forme de trahison par
leurs parents ou créerait un terrain favorable à la con?dence à propos de ce
qui ce passe chez eux. Ils se défendent alors par une sorte d’hypercontrôle
de soi.
A l’âge adulte, ces
enfants blessés par la souffrance de leurs parents ont tendance à continuer
à vivre sous le mode du “trop donner par devoir, pour (se) sauver”,
persuadés que c’est comme cela qu’ils arriveront à se faire aimer de leur
conjoint, de leurs enfants, de leur entourage. Beaucoup des enfants
adultistes choisiront d’ailleurs une profession qui leur permet de donner,
d’aider, mais certains se donnant d’ailleurs d’une manière où ils ne se
respectent pas assez eux-même.
A ce stade de la
réflexion, il est utile de souligner que le style d’attachement que l’on
développe durant notre enfance donne une tendance mais ne détermine pas
notre destin de façon figée ou définitive. Il est sujet à modifications en
fonction des rencontres et des expériences correctrices. C’est souvent à
l’adolescence que les enfants parentifiés arrivent à se dégager des liens
d’aliénation qui les scotchent à leurs parents malades. L’adolescent
parvient à se recentrer sur ses propres besoins et découvre d’autres
manières d’établir des relations affectives. Beaucoup de ces enfants s’en
sortent s’ils sont entourés, aidés, s’ils font la connaissance de personnes
qui les investissent et dans les yeux desquelles ils réalisent qu’ils ont
une valeur pour eux-mêmes et non parce qu’ils donnent sans compter.
Claude Seron
(avec Joëlle
Delvaux)
(1) Dans une recherche qu’il a menée, Boris Cyrulnik a découvert que 54% des
enfants en pareille situation développent cette stratégie très coûteuse. Les
46 % restant s’effondrent parce que leurs tuteurs de développement sont
brisés.
“Au secours, on veut m'aider!” |
Claude Seron,
psychopédagogue au Centre liégeois d’intervention familiale et à
l’asbl “Parole d’Enfants” est l’auteur de “Au
secours, on veut m'aider!”, un ouvrage qui traite de l'aide
aux adolescents en rupture, en détresse.
Dans notre
édition du 1er juin 2006, nous avons donné la parole à Claude Seron
sur la problématique des enfants abandonniques, qui fait l’objet du
premier chapitre de son livre (tome1). “La révolte des nourrissons
géants” et les différentes étapes de l’accompagnement des parents en
détresse font l’objet du deuxième chapitre.
“Au
secours, on veut m'aider!” Venir en aide
aux adolescents en révolte, en rupture, en détresse… Éd. Fabert -
2006.
• Tome 1 rédigé
par Claude Seron. • Tome 2
: documents du Congrès organisé par "Parole
d'Enfants" (Paris 2003). Prix En Marche : 22,50 EUR le tome.
Ces
ouvrages peuvent être commandés par écrit au service librairie de En
Marche.
Frais de
port en sus.
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