Société
: exclusion
(17 décembre 2009)
La vie à
la rue, au-delà des
clichés
En
quelques années, le profil des “habitants de la rue” a considérablement
évolué. Et la vie au dehors, dans les grandes villes, est devenue toujours
plus rude. Offrir des formules d’hébergement en urgence est indispensable,
mais ne suffit pas. Les squats et autres formules d’habitats collectifs, une
solution ?
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© Thomas Blairon |
Pour
sortir de la rue,
il
faut pouvoir disposer de plusieurs portes de secours.
Y
compris les plus créatives ou audacieuses.
Ils
sont là, rencontrés au hasard de nos déplacements dans les villes, occupant
un arpent de rue ou un bout de trottoir volé aux passants pressés. Les uns
ont le nez braqué au sol, trop honteux pour affronter le regard d’autrui.
Les autres ont les yeux vitreux, assaillis de fatigue après une nouvelle
nuit passée dehors ou assommés par l’alcool ou la drogue, précieux
compagnons qui aident à tenir le coup. D’autres enfin, recroquevillés sur un
banc, sont emmitouflés dans d’improbables couvertures de cartons. Ou soumis
à d’étranges délires qui les font hurler des borborygmes, éclater d’un rire
dément ou invectiver les badauds. Et puis tous ceux que l’on ne voit pas…
Qui sont ces habitants
de la rue, que l’on nomme souvent les “Sans domicile fixe” (SDF), comme
s’ils ne pouvaient être définis que par l’absence ou le manque de quelque
chose? La réponse, en quelques années, a considérablement évolué. Fini, le
cliché du clochard ivrogne à la limite du pittoresque! «En quinze ans, le
monde des Sans abri a changé du tout au tout», constate Laurent Van
Hoorebeke, directeur de la Strada (1), à Bruxelles. La
rue est devenue le lieu de vie permanent ou temporaire pour des publics
extrêmement diversifiés: des jeunes plongés dans l’errance et le refus
délibéré des institutions (famille, école, home) ou l’exclusion par
celles-ci; de jeunes “punky”, qui voyagent de ville en ville ou de festival
en festival, souvent avec leurs chiens, à la recherche d’une certaine
expérience de vie collective; les femmes, de plus en plus nombreuses à vivre
à la rue (à Bruxelles, elles constitueraient 30% de la population dans les
lieux d’accueil d’urgence); les “nouveaux pauvres”, dépossédés - la crise
aidant, et ce n’est qu’un début, annoncent les travailleurs sociaux - de
leur logement, de leur travail ou de leur famille; enfin, un nombre
croissant de “working poor”, ces personnes qui ont un travail mais dont le
revenu professionnel, très bas et aléatoire, ne permet pas d’assumer les
charges d’un logement.
A ces profils s’ajoutent
évidemment les demandeurs d’asile, à la santé souvent précaire ou
traumatisés par la guerre ou le voyage périlleux depuis leur pays d’origine.
L’érection récente de tentes d’accueil au cœur de Bruxelles, destinées à
pallier au manque d’anticipation des autorités publiques face à cette
problématique récurrente, a rappelé un fait cruel: il n’est pas exceptionnel
que des femmes et des enfants mineurs dorment dans les rues de la capitale
de l’Europe, à proximité immédiate des quartiers d’affaires… Enfin, dernière
catégorie des gens de la rue, ces “exclus parmi les exclus” selon
l’expression de Laurent Van Hoorebeke : la petite fraction de clandestins
qui, pour diverses raisons, n’ont pas pu bénéficier, une fois arrivés chez
nous, du soutien de leur communauté d’origine et se sont retrouvés sans
toit.
A la moulinette
Une véritable cour des
miracles? Oui, si l’on se base sur le sens littéral de ce terme qui évoque
le cul de sac ou l’impasse. Pour beaucoup de ces “errants des villes”, la
vie à la rue est le résultat de diverses formes d’exclusion mais aussi,
lorsqu’elle se prolonge, la porte ouverte à une sorte de “défragmentation”
des personnalités qui mène droit à des pathologies mentales destructrices.
«La vie à la rue est d’une rudesse extrême, constate l’anthropologue Pascale
Jamoulle (UCL) au terme d’une enquête de trois ans (2)
dans le quartier chaud de Bruxelles Nord
Créer toujours plus de places d’accueil en urgence, c’est entériner
la vie à la rue. |
– «une maraude
itinérante» résume-t-elle – à l’affût des témoignages des gens de la rue et
des travailleurs sociaux. On peut y rencontrer des gens dotés de bases
affectives relativement solides ou des immigrants assez scolarisés, qui ont
basculé dans une vie faite de violence et de férocité. Mis à très rude
épreuve, le corps devient souvent une monnaie d’échange et un objet
d’exploitation, particulièrement pour les femmes. Ces personnes perdent
petit à petit leur confiance en elles-mêmes et leur capacité à nouer des
liens affectifs sécurisants.» On passe véritablement à la « moulinette de la
rue », ajoute l’anthropologue. Pour s’épargner de nouvelles souffrances et
pour survivre, les habitants de la rue, petit à petit, «se coupent
d’eux-mêmes» en ayant recours à des «effaceurs de mémoire» comme l’alcool et
la drogue ou en faisant appel à d’autres mécanismes de défense: le délire
(la rue a ses grands mythomanes), l’hyper-stress (qui consiste par exemple à
se déplacer sans cesse d’un bout à l’autre de la ville) ou la dépression
sévère.
Trop de rafistolages
De leur propre aveu,
beaucoup de travailleurs sociaux se sentent désemparés et trop peu formés
devant la rupture des liens sociaux observée chez les gens de la rue. Dans
les asiles de nuit, où l’on doit bien souvent refuser du monde faute de lits
disponibles au prix de tensions croissantes entre “vieux” occupants de la
rue et nouveaux arrivants en Belgique, la gestion de l’urgence prend le pas,
trop souvent, sur la mise en place un accompagnement rapproché et durable
des exclus. Le risque est grand, en outre, de voir des travailleurs sociaux
basculer dans le découragement ou le burn out, qui peut mener à diverses
formes de violence institutionnelle.
« Multiplier les
places d’accueil en urgence, c’est très bien: elles seront vite remplies,
constate amèrement Laurent Van Hoorebeke. Mais cela revient à
accepter et à entériner la vie à la rue. Ce qu’il faut, c’est avant tout
créer du logement, particulièrement pour les gens à très faible revenu. Sans
cette base, condition indispensable pour qu’ils retrouvent une stabilité
sociale et affective, on se donne bonne conscience, on se contente de
rafistoler!» Et le travailleur social de s’insurger contre ce mythe
selon lequel vivraient à la rue des “irrécupérables” ou des malades mentaux
chroniques: «Faux! Des travailleurs sociaux, par exemple des infirmiers
psychiatriques, peuvent casser cette spirale infernale, mais il leur faut
des moyens et, surtout, du temps». De fait, ce travail de “re-liaison”,
de l’avis général, peut s’étaler sur des mois ou des années.
Philippe Lamotte
(1) La Stada est, depuis 2008, le Centre d’appui au
secteur bruxellois d’aide aux sans-abris.
(2) Ce travail d’exploration a récemment servi de base
à un triple “Midi-débat” de la Fondation Roi Baudouin et à l’ouvrage
“Fragments d’intime: amours, corps et solitudes aux marges urbaines”, La
Découverte, 2009, 262 p.
Des lieux
collectifs pour se
reconstruire
«Il arrive que des gens à la rue aient peur de retrouver un logement. Parce
qu’ils savent que les huissiers seront vite de retour à leur porte. Mais
également parce qu’ils doivent faire le deuil de leur ‘famille de la rue’,
si dure et machiste soit-elle. Ils sont usés, parfois honteux de ce qu’ils
ont vécu, et se sentent fragiles».
Aux
yeux d’Emmanuel Nicolas, anthropologue et directeur de l’abri de nuit
Dourlet à Charleroi, les gens qui se glissent chaque soir dans les lits
d’urgence de ce lieu d’accueil sont en demande de liens, de “relationnel”.
Difficile, toutefois, de répondre systématiquement à cette demande, quand
l’hébergement se termine à 8 heures du matin! D’autant plus difficile,
d’ailleurs, que le travail d’“accroche relationnelle” avec les exclus est
souvent compromis, dans les villes, par diverses logiques institutionnelles
d’exclusion. Ainsi, les hôpitaux libèrent leurs lits de plus en plus vite.
Mais où vont les patients qui n’ont plus de “chez soi”, sinon à la rue? Où
aboutissent ces “gens bizarres”, vite qualifiés de fous, mais “pas assez
fous pour être internés, ni assez dangereux pour être emprisonnés, et trop
remuants pour être hospitalisés”, selon l’expression d’un éducateur de rue?
En cas de coup dur
De là vient l’idée,
véhiculée par quantité d’accompagnants sociaux, de favoriser à l’avenir des
lieux de vie collectifs, occupés par différents types de personnes
précaires. Il s’agirait, par exemple, de squats semi-organisés ou de
diverses formes d’“habitats solidaires”, basés sur le partage d’équipements
collectifs et sur certaines formes d’autogestion. «En cas de coup dur,
leurs occupants peuvent compter sur une proximité humaine, voire une réelle
écoute de leurs pairs, explique Dave Dauwe, accompagnateur de SDF à
Anvers. Au lieu de retomber à zéro, ils font juste un petit pas en
arrière». Tels qu’ils existent actuellement, certains de ces habitats
collectifs bénéficient d’un accord d’occupation (plus ou moins formalisé)
avec le propriétaire des lieux, mais aussi de la présence continue d’un
travailleur social ou d’une association de soutien. Ce fut le cas du “123”,
installé à la Rue Royale (Bruxelles) et toujours en fonctionnement. Sans
être de vrais squats, d’autres expériences de logement solidaire, comme
celle du “Terril” à Charleroi (aujourd’hui terminée), ont pu bénéficier
d’une personnalité charismatique en la personne de Denis Uvier, éducateur de
rue carolo et ex-SDF.
Un statut pénalisant
Bref, ces initiatives
d’un nouveau genre adoptent des contours variables. Evidemment, le mot
“squat” peut faire peur et renvoie à l’occupation illégale de lieux privés.
Certains de ces habitats collectifs ont connu l’échec, minés par
l’incompréhension publique ou l’arrivée massive, à un moment, de “résidents”
trop marqués par la toxicomanie. Obstacle administratif de taille: la vie
sous le même toit oblige, théoriquement, à passer d’un statut d’“isolé” à
celui de “cohabitant”, financièrement pénalisant. De tels lieux – certains,
plus discrets, sont restés inconnus des médias – sont parfois marqués par
des épisodes chaotiques internes ou des relations houleuses avec les forces
de l’ordre. Mais nombreux sont les ex-habitants de la rue qui, l’espace de
quelques mois voire quelques années, ont réussi à y déposer leurs valises et
ces “armes” mentales qui leur étaient indispensables pour survivre dehors.
Et qui y ont renoué des liens avec leurs “colocataires”, voire dans le
quartier ou auprès d’associatives axées sur la formation professionnelle ou
la recherche d’un boulot, etc. Autant de précieux atouts pour se
reconstruire. Et ne plus être, à vie, ces “gens bizarres” qui effraient.
Ph.L.
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