Environnement
(15 janvier 2009)
Tchernobyl,
une
catastrophe
commodément
oubliée?
Pourquoi reparler de Tchernobyl aujourd’hui? Parce que la relance du
nucléaire ou la prolongation des centrales existantes est à nouveau
débattue. Le débat est surtout économique et évoque peu les questions de
sécurité. Pourtant celles-ci restent essentielles.
Des mesures de sécurité
qui n'ont pas protégé de l'irradiation.
De
l’extraction du combustible jusqu’à la destination finale des déchets, de
moyenne et haute radioactivité, en passant par l’exploitation des centrales
et le risque d’accident : aucun maillon de cette chaîne ne présente
aujourd’hui une fiabilité totale. Et encore moins la prolifération nucléaire
accrue et la vulnérabilité de la chaîne nucléaire aux actions terroristes.
Ce ne sont pas que des
questions d’avenir. Un accident nucléaire de grande ampleur s’est déjà
produit à Tchernobyl, le 26 avril 1986. Et bien des questions sur l’ampleur
réelle des dommages infligés par cette catastrophe aux populations atteintes
par les retombées radioactives n’ont pas encore trouvé de réponse.
Or, elles devraient
entrer aussi en ligne de compte dans la balance lorsqu’on évalue l’avenir
souhaitable des sources d’énergie. Car si le nucléaire était relancé
massivement partout dans le monde, d’autres catastrophes ne sont pas
inimaginables (elles sont même plus clairement envisagées qu’avant par
certains gouvernements). Elles ne suivraient sans doute pas un scénario
semblable à celui de Tchernobyl, mais pourraient entraîner des retombées
radioactives aussi fortes.
La controverse sur le
nombre de victimes et sur les dommages à la santé causés par Tchernobyl est
loin d’être éteinte, contrairement à ce que certains rapports officiels
récents voudraient faire penser. Quels sont les ressorts de cette
controverse, et comment de multiples intérêts influencent-ils un débat qu’on
pourrait candidement espérer a priori “scientifique”, “objectif”?
Pour le comprendre, la
controverse doit aussi être examinée au regard des intérêts de différents
protagonistes du dossier Tchernobyl. (1)
Même à faible dose… |
La
majorité des experts en radioprotection utilisaient jusqu’alors,
pour évaluer les atteintes à la santé des retombées radioactives, un
modèle tiré des précédents d’Hiroshima et Nagasaki. Or,
contrairement à la bombe atomique qui tue d’un coup mais dont les
retombées radioactives sont limitées, la contamination Tchernobyl
agit aussi par l’irradiation interne. Elle est consécutive à
l’inhalation ou l’ingestion chronique d’isotopes radioactifs
beaucoup plus nombreux, présents dans les airs, les sols, les eaux
et tous leurs produits animaux et végétaux. L’“émetteur” toxique se
fixe dans un point de l’organisme qu’il irradie en permanence de
ses rayons destructeurs, sur quelques millimètres.
Les effets
graves de fortes doses de rayonnement sont admis par tout le monde.
Mais la
démonstration d’un impact à long terme des doses plus faibles
d’irradiation est un problème énorme pour l’industrie nucléaire.
Elle montre qu’un accident grave ne se limite pas à des morts par
haute irradiation, mais a des effets très importants à long terme.
Et elle pose de sérieuses questions sur les dangers potentiels des
retombées des essais militaires atmosphériques, d’une protection
insuffisante des travailleurs médicaux qui utilisent les
radio-isotopes, et des émissions éventuelles des centrales en
fonctionnement courant.
Autre point
particulièrement sensible, les recherches sur les effets génétiques
à long terme des faibles doses, à travers la catastrophe de
Tchernobyl, percent difficilement. Pourtant ils ont été clairement
évoqués lors du colloque organisé en 2006 à Bruxelles par l’Agence
fédérale de contrôle nucléaire.
Enfin, d’autres
recherches commencent à mettre en évidence une action conjointe des
isotopes radioactifs et d’autres particules de métaux lourds
projetés lors de la catastrophe. |
Les Etats cachent ou minimisent
L’Union soviétique
a d’abord imposé
une politique de secret sur la catastrophe, à l’égard des populations
concernées, du grand public, de tous ceux, militaires ou civils qui sont
intervenus sur le site pendant plusieurs mois, dans des conditions
d’irradiation dramatiques au début. On ne pouvait en parler, on ne
mentionnait pas leur séjour là-bas ni les doses reçues. Les populations non
évacuées resteront exposées aux rayonnements. Cela permettra, plus tard, de
mettre en doute que leurs maladies soient directement liées aux radiations.
Les Occidentaux, Etats-Unis et Europe,
étaient inquiets
des retombées pour leur population, mais aussi de l’avenir de l’industrie
nucléaire qui a été fortement poussée justement les 15 années précédant la
catastrophe. Ils auront donc une attitude très ambiguë à son égard. Le pays
le plus nucléarisé du monde, la France, participera clairement et dès le
début à la minimisation des conséquences de l’accident.
Les états qui succèdent à l’Union soviétique après sa
dissolution en 1991 et qui sont les plus concernés (Belarus, Ukraine)
auront aussi une
attitude ambivalente.Tantôt, ils mettent en avant les conséquences graves de
la catastrophe pour obtenir un maximum de subsides internationaux; tantôt
ils la minimisent aux yeux de leur propre population pour maîtriser les
risques de contestations populaires et les budgets énormes destinés à
compenser les dommages. Dans ce cadre, ils veilleront particulièrement à
contrôler la recherche médicale et scientifique et sa diffusion, parfois au
prix de mesures discrètement ou ouvertement répressives.
Le
dévoiement
des organisations internationales
L’Organisation mondiale
de la Santé (OMS), assume un rôle central dans l’évaluation des catastrophes
internationales de santé publique et les remèdes à y apporter. Mais il y a
une exception, justement en matière nucléaire.
D’abord, en 1957, un
groupe d’experts de l’OMS rédige un rapport inquiet sur les conséquences
possibles du développement de l’énergie nucléaire. Une intense bataille
interne s’ensuit, lors de laquelle les Etats-Unis et la France parviendront
à mettre ce rapport sur le boisseau, et faire triompher des thèses sur la
“radiophobie” des populations. Et puis un accord passé en 1959 entre l’OMS
et l’AIEA, agence internationale pour l’énergie atomique, confère à cette
dernière l’essentiel des prérogatives en la matière. L’AIEA est l’organisme
international chargé de la promotion de l’énergie nucléaire pacifique
(2). Et c’est cet organisme, à la fois juge et partie, qui
va maîtriser la définition des thèmes de recherche, la distribution des
financements, les conseils sur la politique à mener. L’agence organisera des
conférences internationales dont elle maîtrise l’ordre du jour et la
rédaction des conclusions – même les conférences labellisées “OMS” –; elle
trie soigneusement les intervenants et maîtrise les tours de parole. Lors
d’un de ces pow-wow internationaux, les intervenants autorisés étaient ainsi
affublés d’un badge rouge, et ceux qui pouvaient assister mais pas
intervenir, d’un badge jaune.
L’OMS a dès lors moins
développé ses expertises propres en matière nucléaire, laissant le champ
surtout à l’AIEA, la CIPR, commission internationale de protection
radiologique et l’UNSCEAR, sous-agence de l’ONU.
Il s’agit d’un petit
monde, celui d’experts venant des agences nationales, souvent liés à
l’industrie nucléaire, beaucoup se connaissent. Un exemple: L. Yline, grand
responsable de la radioprotection d’URSS, et un des principaux responsables
de la non-évacuation des populations, participe au CIPR.
Un épisode révélateur
En 1989, dans le cadre
de la glasnost en Union soviétique, les cartes de contamination commencent à
être publiées dans la presse, révélant leur effrayante ampleur ; des
populations se révoltent, se rendant compte qu’elles n’ont pas été protégées
ou évacuées à temps. Les médecins, les scientifiques et responsables locaux
voient sur le terrain se développer toutes sortes de maladies, ils en font
les relevés, commencent à les étudier. Ils contestent de plus en plus les
thèses officielles sur les faibles conséquences de la catastrophe. L’OMS
envoie des experts. Ils sont trois: un responsable de l’AIEA, un membre de
la CIPR, qui est aussi un dirigeant de l’énergie atomique en Argentine, et
le troisième, un français devenu célèbre, Pierre Pellerin, le principal
responsable du fameux mensonge sur le nuage de Tchernobyl en France,
aujourd’hui inculpé à Paris pour tromperie aggravée. Dans le débat sur les
normes à fixer pour décider des évacuations futures, ils s’en prennent
vivement au réseau de scientifiques contestataires biélorusses et ukrainiens
qu’ils accusent d’incompétence, et plaident même pour la fixation de normes
encore plus tolérantes que ce que Moscou retenait. Aux participants de l’une
des ces rencontres agitées, l’un d’entre eux a même le cynisme de déclarer:
“vous n’avez pas d’argent, donc pas de possibilités d’évacuation, donc
pas de problèmes…”, sans doute la phrase la plus emblématique de tout ce
dossier…
Convergence d’intérêts
et contestation des victimes
Après de premières
dénégations très vives, il a cependant bien fallu finir par admettre la
réalité des milliers de cancers de la thyroïde causés par l’iode 131 émis
par le réacteur en feu. Aujourd’hui, plus personne ne les conteste. (cfr.
encadré “Les cancers de la thyroïde”)
L’explosion et
l’incendie du réacteur ont cependant dispersé des quantités considérables
d’autres radio-isotopes que l’iode 131– des centaines de fois supérieures à
celles d’une bombe atomique classique, sans évidemment l’explosion
destructrice –, dont certains exercent encore aujourd’hui leur pouvoir de
nuisance, pour des dizaines et centaines d’années, mais à plus faible doses
d’irradiation (cfr. encadré “Même à faible dose”). C’est essentiellement à
travers l’alimentation que la contamination se poursuit, surtout dans les
zones encore contaminées et habitées, où l’évacuation n’a pas été
suffisante. Mais la contamination se diffuse aussi au-delà de ces zones, car
elle est retombée sous forme de taches multiples et dispersées en différents
endroits des territoires, surtout biélorusse, et puis ukrainien et russe.
Cette contamination
explique-t-elle les multiples pathologies cancéreuses et non cancéreuses
apparues chez de nombreuses personnes depuis 1986 ? En tout cas, dès que de
nombreux constats empiriques, études épidémiologiques et études de cas
particuliers ont montré que les faibles doses pouvaient avoir des effets
graves à terme, une large panoplie de moyens a été utilisée pour dévaloriser
ces recherches ou faire taire leurs principaux animateurs. Certains ont vu
leurs laboratoires fermés ou privés de moyens, d’autres se voyaient
simplement interdire de chercher dans tel sens, d’autres encore pouvaient
explorer les nouvelles pathologies mais se voyaient interdire de faire le
lien avec Tchernobyl, sous peine d’ennuis pour leur carrière. Les études qui
ne sont pas transmises officiellement par les Etats ou pas traduites en
anglais sont écartées.
“Don’t
look, don’t find…”
(3)
Pour schématiser, on
dira que les “contestataires” ont rassemblé des matériaux impressionnants
permettant d’imaginer un bilan tragique de cette catastrophe, en centaines
de milliers de victimes, – décès, maladies, vieillissement prématuré –, mais
qu’ils ont de grandes difficultés pour les voir validés. Les entraves à
cette validation viennent essentiellement des acteurs dominants cités plus
haut et de leurs intérêts souvent convergents. En l’occurrence, ceux-ci ont
un comportement fort peu “scientifique”. Le rapport publié par l’AIEA pour
le 20ème anniversaire de la catastrophe a discrédité l’Agence. Il
évoquait 4.000 victimes, en quelque sorte un copié-collé mécanique et
bureaucratique d’une estimation réalisée dès le mois d’août 1986!
La vraie confrontation
des points de vue n’a pas vraiment eu lieu. Le débat doit absolument être
poursuivi et libéré, Il doit être porté par des institutions internationales
rénovées et mieux contrôlées, ou par un réseau à réinventer complètement.
Marc
Molitor
(1) Nous ne précissons pas ici les références multiples de
documents ou d’études auxquelles cet article se réfère, outre l’enquête
propre de l’auteur. Cette dernière a fait l’objet de reportages
radiophoniques diffusés sur la RTBF, dans les émissions “Transversales” du
22 avril 2006 et les “Face à l’info” de la dernière semaine du mois de
juillet 2006.
(2) Quelques années avant la catastrophe, l’AIEA avait
décerné un brevet d’honorabilité aux réacteurs RBMK, dont la conception est
une des causes de la catastrophe. Après celle-ci, ses dirigeants d’alors ont
immédiatement tenus les propos les plus rassurants sur ses conséquences,
appuyant même le redémarrage des trois autres réacteurs proches avant,
quelques années plus tard et sous la pression de l’Union européenne, de
prôner leur fermeture définitive.
(3) Le meilleur moyen pour ne pas trouver, c’est de ne pas
chercher…
Les cancers de la thyroïde |
La
façon dont les cancers de la thyroïde ont fini par être reconnus
donne un bon exemple des difficultés, pas proprement
“scientifiques”, à faire admettre la gravité des problèmes.
Le radio isotope
Iode 131, émis massivement durant les dix premiers jours ayant suivi
l’explosion du réacteur, se fixe en quantités abondantes sur la
thyroïde, surtout chez les bébés et les enfants. C’est justement la
période pendant laquelle le pouvoir soviétique a délibérément refusé
de distribuer de l’iode stable pour saturer la thyroïde et a refusé
d’évacuer les populations, malgré les avertissements très clairs de
certains scientifiques. Des laits ont été très gravement contaminés
et consommés dans certaines régions de Biélorussie.
Assez rapidement
et progressivement sont apparus des problèmes à la thyroïde chez de
nombreux jeunes, et notamment des cancers; or le cancer de la
thyroïde est très rare de l’enfant. Des médecins et chirurgiens
biélorussses donnent l’alerte. Autorités nationales et organisations
internationales ne reconnaissent pas le problème. Au sein de l’OMS
cependant, l’expert Keith Baverstock reconnaît la réalité du
problème de l’augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde
en relation avec les rejets de Tchernobyl dans une lettre à la revue
Nature (qui sera publiée conjointement à celle des médecins
biélorusses) elle lui vaudra pas mal d’ennuis, y compris au sein de
sa propre organisation.
L’étape suivante
est celle de la reconnaissance du problème, mais de la
minimisation de sa gravité. “C’est un “bon” cancer, explique
un représentant de l’AIEA, on peut le soigner”. L’expert ne
mentionnait pas les risques de rechute après une intervention
chirurgicale, les traitements qu’une victime doit suivre toute sa
vie, et la qualité de vie dégradée, sans parler des coûts pour la
victime et la société. C’est toute la génération d’enfants et
d’adolescents au moment de Tchernobyl qui paie le plus fort tribut
de Tchernobyl en ce qui concerne les problèmes thyroïdiens.
Aujourd’hui, ces cancers apparaissent même chez des adultes.
Encore a-t-il
fallu beaucoup de temps et de détours pour “établir” un lien entre
ces cancers et les doses reçues lors de la catastrophe. Doses
“reconstruites” a posteriori.
En 1997, une
fuite dans la presse américaine, montra que les Etats-Unis étaient
parfaitement conscients du problème depuis 1992 mais qu’ils
différaient la publication des rapports: ils en évaluaient et
craignaient les conséquences sur le traitement des plaintes, aux
Etats-Unis, des soldats vétérans utilisés comme “cobayes” dans les
essais nucléaires au Nevada, et des travailleurs de l’industrie
nucléaire.
Une fois le
problème admis, s’en est suivi une surabondance d’études sur ce
cancer, des études souvent redondantes sinon inutiles, qui ont
absorbé énormément de moyens qui auraient pu être très utilement mis
à profit pour étudier d’autres pathologies liées à la catastrophe.
Une grande partie du rapport de compilation publié par l’OMS en 2006
est consacrée aux cancers de la thyroïde. |
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