Consommation
(20 novembre 2008)
La
face cachée
de la crise financière
Depuis
des semaines, la crise financière et économique est analysée par d’éminents
économistes, analystes financiers, journalistes, hommes politiques de tous
bords. Le moment est venu de tirer les leçons de cette crise. La régulation,
la transparence, le contrôle, aujourd’hui présentés par tous comme la
solution, ne s’attaquent pourtant pas aux racines du mal.
Cette
masse considérable d’informations, pour utile qu’elle soit, semble le plus
souvent passer à côté d’une analyse sérieuse des causes de cette crise et
des leçons politiques qu’il faut en tirer. Non pas les causes techniques
(bulle immobilière, dissémination de produits toxiques, resserrement du
crédit…), ni les leçons politiques immédiates (régulation, contrôle,
transparence…), mais les causes "systémiques" - pour reprendre un mot à la
mode - et les leçons structurelles à long terme.
Commençons
par les causes systémiques. Les fameux subprime, dont on nous dit qu’ils
sont à l’origine de la crise, ne doivent ni leur naissance ni le lieu de
leur formidable essor au hasard. Les subprime, c’est-à-dire les emprunts
hypothécaires "sous-garantis", sont nés aux Etats-Unis où, depuis les années
Reagan, la politique de restriction salariale a multiplié le nombre de
"travailleurs pauvres". Deux récents rapports (1), l’un de
l’OIT, l’autre de l’OCDE, montrent que dans le monde, et aux Etats-Unis
particulièrement, les inégalités salariales se renforcent depuis plus de
vingt ans ; la pauvreté augmente et l’on assiste à un recul notoire de la
part des salaires dans la valeur ajoutée. C’est vrai également en Europe, où
la part salariale normalisée dans la valeur ajoutée est passée de 66,3% en
1982 à 57,7% en 2006 (2). Un contexte "idéal" pour le
développement des subprime. Certes, il faut ajouter que ces crédits à risque
ont fait le bonheur des courtiers, spéculateurs, traders et autres vautours
de la finance.
Un système fondé
sur l’accroissement des inégalités
Le problème de fond
n’est donc pas le subprime en lui-même, c’est l’appauvrissement croissant
d’une part importante de la population américaine, appauvrissement dont les
causes ne sont pas à rechercher bien loin: développement du travail
temporaire et à temps partiel, compression des salaires - en tout cas au bas
de l’échelle -, médiocrité des prestations sociales (soins de santé,
pensions, allocations de chômage), insuffisance chronique de services
publics.
La plupart des experts arrêtent leurs analyses aux subprime et se
refusent à analyser un système fondé sur l’accroissement des
inégalités. |
En somme, la crise
financière et économique que l’on nous montre au grand jour a une autre face
que l’on nous cache: celle de la crise de l’emploi et des modes de
redistribution. Imaginons un instant qu’aux Etats-Unis, les travailleurs
aient tous un emploi stable, de qualité, rémunéré à sa juste valeur, et
qu’ils aient droit aux soins de santé, à une pension légale, et à une
indemnité de chômage en cas de perte d’emploi: la plupart d’entre eux
n’auraient jamais dû recourir aux subprime, et ceux-ci n’auraient pas
contaminé le système financier international.
On peut s’étonner que
cet aspect des choses ne fasse pas la une de l’actualité, que les analystes
financiers ignorent superbement les questions de redistribution, et que la
plupart des experts arrêtent leurs analyses aux subprime et se refusent à
remonter plus haut, en amont, dans l’analyse d’un système fondé sur
l’accroissement des inégalités.
Dès lors que l’on admet
que la crise financière et économique plonge ses racines dans une crise de
l’emploi et des modes de répartition, il faut en conséquence en adapter les
réponses politiques. Certes, aujourd’hui, tout le monde semble s’entendre
sur le fait que la régulation, la transparence et le contrôle des
institutions financières doivent être renforcés.
Quel est le rôle de l’Etat?
Au Mouvement ouvrier
chrétien, nous pourrions ironiser sur les surprenants changements de
discours, sur les soudaines conversions de la droite antiétatique, sur la
nationalisation précipitée d’institutions bancaires par un ministre libéral.
Car, avec d’autres, nous avons toujours défendu le rôle de l’Etat, que ce
soit pour développer les services publics ou pour organiser et réguler la
finance, et ce, moins pour des raisons idéologiques que parce que nous
souhaitons plus de contrôle démocratique et d’équité sociale.
Nous pourrions aussi
rappeler que, alors que les mouvements sociaux comme le nôtre réclamaient le
renforcement de la pension légale, basée sur la solidarité et la
répartition, des responsables politiques ont préféré encourager fiscalement
le recours aux deuxième et troisième piliers de pension (3),
conduisant ainsi beaucoup de nos concitoyens à placer leur confiance dans ce
qui pourrait se révéler être une chimère.
Mais le temps n’est pas
à l’ironie. Il est aux leçons à tirer de cette double crise. Or, la
régulation, la transparence, le contrôle, aujourd’hui présentés par tous
comme la solution, ne s’attaquent pas aux racines du mal. Ils ne s’attaquent
qu’aux questions de fonctionnement, bien réelles, mais presque marginales
par rapport à l’ampleur du problème global.
Le jour où les banques
seront parfaitement transparentes et contrôlées, octroieront-elles des
emprunts hypothécaires aux familles des travailleurs pauvres qui ont besoin
de se loger? Si la réponse est "non" (parce que le risque est trop grand),
cela voudra dire que le sauvetage des banques se sera fait au prix de
l’abandon pur et simple des travailleurs au bas de l’échelle sociale, qui ne
pourront plus compter ni sur leur salaire, ni sur l’emprunt pour se loger.
Il nous faut transformer radicalement notre manière de produire, de
consommer, de vivre. |
Mais alors, quel devrait
être le rôle du politique là-dedans? En réalité, il ne doit pas faire en
sorte que la réponse à cette question soit "oui", mais il doit faire en
sorte que cette question ne se pose plus. Qu’il n’y ait plus de travailleurs
pauvres, tout simplement. Que chacun, par son travail et par la protection
sociale, puisse disposer de ressources suffisantes pour pouvoir se loger, se
nourrir, se soigner. Ce simple énoncé paraissait évident il y a 30 ou 40
ans. Quelques décennies de néo-libéralisme et de croissance sont parvenues à
le rendre presque suspect, presque doctrinaire, alors qu’il ne s’agit rien
de moins que de reconnaître la condition humaine, en deçà de laquelle nous
sommes dans le registre de l’exploitation.
Au moment de négocier un
nouvel accord interprofessionnel, il n’est pas inutile de rappeler cela au
monde patronal: faute de s’engager à inverser les tendances récentes
particulièrement défavorables aux travailleurs, les négociateurs de l’accord
interprofessionnel se condamnent à remettre en place les conditions d’une
nouvelle bulle ou à entériner l’appauvrissement durable des travailleurs.
Une remise en cause
de notre mode de développement
Mais il y a dans cette
double crise, un troisième aspect que l’on ne peut passer sous silence.
C’est celui d’une remise en question non plus du capitalisme financier, mais
du capitalisme tout court, de la croissance à tout prix qui épuise les
ressources de la planète. On a pu entendre ces dernières semaines que la
crise économique qui s’annonce sera bénéfique pour la lutte contre le
changement climatique. Pourtant, le pire des scénarios serait de se
contenter de sauver les banques, d’attendre que la crise passe en assistant,
tout heureux, à la baisse passagère des émissions de CO2, puis de
recommencer le business as usual.
Il faut profiter de ce
moment de déséquilibre pour imaginer de nouveaux modes de développement qui
ne nous conduisent pas à une dette environnementale abyssale et aux
désastres sociaux sans précédent qu’elle entraînerait inévitablement. Or, de
ce point de vue, l’optimisme n’est pas de mise. Tout comme le capitalisme
financier n’a pas vu venir la crise, tant il était obsédé par la recherche
du profit rapide, le capitalisme tout court ne semble pas voir venir la
crise climatique et environnementale, tant il est obsédé par la recherche de
nouveaux marchés et la création de nouveaux produits.
Certes, il est facile de
parler de nouveaux modes de développement, mais plus difficile d’en dessiner
les contours. Nous pensons que dans ce domaine, outre le politique et
l’économique, le citoyen se doit d’agir. Si l’ensemble des habitants du
monde accédait au niveau de vie des Européens, il faudrait les ressources de
trois planètes. S’ils décidaient de suivre le mode de production et de
consommation des habitants des Etats-Unis, il en faudrait six. Cela devrait
suffire à nous convaincre qu’il nous faut absolument rompre avec ce modèle
inefficace, inéquitable, pollueur et dévoreur de ressources, et au final:
destructeur et meurtrier.
Redistribution sociale
et justice fiscale
Pour qu’un autre modèle
soit possible, il nous faut transformer radicalement notre manière de
produire, de consommer, de vivre. Il nous faut réclamer et obtenir plus de
qualité de vie, par de meilleurs services publics, une répartition plus
équilibrée du travail et de la richesse, l’égalité d’accès à l’éducation,
aux droits culturels, à la santé.
Il nous faut remplacer
les indicateurs de croissance par des indicateurs de bien-être, social comme
environnemental.
Il nous faut exiger plus
de redistribution sociale et de justice fiscale.
Il nous faut promouvoir
un modèle économique qui ne se fonde pas sur la compétition et les
inégalités, mais sur la coopération et les services collectifs.
Sans cela, le chaos
actuel pourrait laisser la place à une situation bien plus grave encore,
dont on a peine à imaginer les conséquences pour l’humanité tout entière.
(1) "Croissance et inégalités", rapport de l’Organisation de
coopération et de développement économiques, 21 octobre 2008 -
www.oecd.org et "Rapport sur le travail
dans le monde 2008" de l’Organisation internationale du travail, 16 octobre
2008 - www.ilo.org.
(2) Chiffres de Michel Husson, cités par Pierre Defraigne
dans le "Bilan social de l’Union européenne 2007", sous la direction de
Christophe Degryse et Philippe Pochet.
(3) C’est-à dire la capitalisation via les assurances groupe
des entreprises et l’épargne pension individuelle.
Thierry Jacques, Président du MOC
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