Alimentation
(4 octobre 2012)
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© Les Moissons du futur |
L’autre révolution verte
Nourrir la
planète - même à neuf milliards d’individus - sans les pesticides :
possible? Dans son dernier film, “Les moissons du futur”, la
journaliste Marie-Monique Robin répond ‘oui’, grâce à l’“agro-écologie”.
Respectueuse de la santé et de l’environnement, celle-ci permet, outre le
bannissement des molécules chimiques, d’offrir une meilleure qualité de vie
au monde agricole. Un vivifiant appel à regarder autrement nos assiettes et…
nos cultivateurs.
L’agriculture biologique peut-elle nourrir la
planète, elle qui bannit résolument les pesticides? La
plupart d’entre nous sommes convaincus que non. Après cinquante ans
d’agriculture industrielle, héritée de l’après-guerre (où il fallait à tout
prix nourrir à bas prix un monde ravagé), il est plus ou moins admis, en
effet, que les produits phytopharmaceutiques, malgré leurs inconvénients,
ont joué un rôle clef dans l’augmentation phénoménale de la productivité
agricole. Et que, sans eux, l’agriculture s’effondrerait, les prix des
denrées alimentaires crevant les plafonds. Cette conviction ou, à tout le
moins, cette impression diffuse, Marie- Monique Robin la prend à bras-le-
corps et la démonte pas à pas dans son dernier film Les moissons du
futur. Après le succès des Pirates du vivant et du Monde
selon Monsanto, la journaliste d’investigation entend démontrer que
l’un des principaux défis du XXIème siècle - nourrir neuf milliards
d’estomacs vers 2050 - s’avère parfaitement réalisable sans l’aide des
molécules chimiques.
Qu’on ne s’y trompe
pas. Ce film de 96 minutes n’est pas la démonstration des effets des
pesticides sur l’environnement ou la santé humaine. Ces “externalités”
(appelées ainsi parce qu’elles ne sont pas comptabilisées dans le prix final
du produit) sont à peine évoquées, car supposées connues dans leurs grandes
lignes. La démonstration, ici, repose sur un plaidoyer en faveur d’un modèle
agricole alternatif : l’agro-écologie, à savoir une série de techniques qui
bannissent les pesticides et les engrais de synthèse, qui misent sur des
associations entre cultures et animaux et qui entretiennent patiemment la
microfaune du sol au lieu de la détruire et de malmener celui-ci.
De subtiles
associations
Pour la découvrir,
l’auteure nous emmène aux quatre coins de la planète, du Mexique au Japon,
en passant par le Sénégal et l’Allemagne, à la rencontre des différents
acteurs de cette approche en réalité très hétérogène : les agriculteurs,
bien sûr, mais aussi les chercheurs, les consommateurs, les représentants de
coopératives agricoles et les cadres de l’ONU. Au Malawi, par exemple, un
pays d’Afrique où la moitié des habitants vit avec moins d’un euro par jour,
le gouvernement s’est lancé, dès 2007, dans un programme visant à
sensibiliser les petits paysans à l’intérêt de l’agro-écologie. Insufflée
par un institut international de recherches, la plantation d’arbres
soigneusement sélectionnés (dont l’acacia) permet de compenser la pauvreté
naturelle du sol en azote et en phosphore. En quelques années, le rendement
du maïs, l’élément de base de l’alimentation locale, a été doublé! Au Kenya,
c’est la technique du “push-pull”, mise au point par un entomologiste
indien, maintes fois récompensé, qui a retenu l’attention de Marie-Monique
Robin. Le scientifique explique, réussites de terrain à l’appui, comment la
combinaison de certains végétaux, choisis avec soin, permet à la fois
d’éviter qu’un redoutable papillon ravageur s’attaque au maïs et de se
débarrasser de celui-ci par la suite, en l’attirant sur une plante “piège”
installée à proximité.
Chez nous
aussi
Les exemples
choisis dans ce film (maïs, riz, soja…) ne sont évidemment pas pris au
hasard. Il s’agit de démontrer qu’une autre façon de cultiver ces céréales
et oléagineux, éléments clefs de l’alimentation mondiale, est parfaitement
capable de faire rempart aux aliments génétiquement modifiés développés par
les firmes agro-industrielles. L’intérêt du film ne s’arrête pas là. Loin de
cantonner l’agro-écologie ou l’agroforesterie à l’Afrique, il présente
également des expériences menées avec succès dans l’hémisphère Nord, par
exemple au Japon et en Allemagne. On y voit notamment de jeunes agriculteurs
allemands écouter les conseils de deux “anciens” qui ont abandonné la chimie
dès la fin des années soixante et qui, aujourd’hui, font tourner avec succès
leur exploitation familiale sans l’aide de pesticides. Les rendements y sont
au moins équivalents à ceux de l’agriculture conventionnelle. Piquant: c’est
en Pennsylvanie, au coeur des Etats-Unis, temple de l’agriculture
industrielle, qu’un institut de recherches – le Rodale Institute – démontre
depuis trente ans la faculté des cultures sans pesticides à consommer moins
d’énergie, à émettre moins de gaz à effet de serre et à... redonner un
espoir aux cultivateurs secoués par les crises.
Une
révolution culturelle
Si le film est loin
d’être la énième dénonciation des effets négatifs des pesticides, c’est
aussi parce qu’il critique, derrière ceux-ci, l’absurdité d’un système
mondial fondé sur le commerce sans entraves. On découvre ainsi comment des
traités de libre échange comme l’“Alena”, en Amérique, profitent presque
uniquement aux géants semenciers et phytopharmaceutiques, qui en maîtrisent
toutes les règles. A contrario, lorsqu’un pays comme le Sénégal, en 2003,
décide de reprendre les rênes de sa production agricole, n’hésitant pas à
réinstaller une forme de protectionnisme contre les oignons importés
d’Europe, il parvient à améliorer le quotidien de centaines de milliers de
petits paysans. Non sans les dissuader de migrer vers l’Europe sur de frêles
chaloupes, à la recherche d’un monde prétendument meilleur...
Il suffisait d’y
penser? Pas si vite. La nouvelle révolution verte préconisée dans ce film se
heurte à d’importants moyens de pression mis en branle par les firmes
phytosanitaires. Mais la clé de sa réussite se trouve surtout dans la
mentalité des agriculteurs eux-mêmes, particulièrement ceux du Nord. Qui,
par exemple, sont invités dans le film à se déshabituer de leurs schémas
mentaux habituels : une culture réussie est nécessairement une culture
propre, sans insectes, sans végétaux indésirables. Plein d’espoir, le film
sous-estime pourtant quelque peu l’importance des freins culturels au
changement. De même qu’il ne lève pas la confusion fréquente entre label bio
et “agro-écologie”, ni ne creuse la notion de souveraineté alimentaire, pas
forcément antagoniste de celle de commerce mondial. Gageons que le livre qui
l’accompagnera bientôt ira, lui, au fond des choses.
// PHILIPPE
LAMOTTE
>> Coproduit par SOS faim, “Les
Moissons du futur” (96 min) sera diffusé en
télévision sur Arte, le mardi 16 octobre en soirée (suivi d’un débat), et
sera projeté le jeudi 11 octobre à 19h30 au cinéma Vendôme à Bruxelles dans
le cadre du festival cinématographique “Alimenterre” (du 11 au 14 octobre).
Infos :
02/548.06.70 -
www.festivalalimenterre.org.
Les pesticides
pointés du doigt
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© JL Wertz |
Spécialiste des
pesticides, chercheur et enseignant, mais aussi formateur de terrain, Bruno
Schiffers dirige le laboratoire de phytopharmacie de Gembloux Agro-Bio Tech
(ULg). Son regard sur ces produits est aujourd’hui très critique.
En Marche : A-t-on les preuves que les pesticides sont dangereux pour la
santé et l’environnement?
Bruno Schiffers : Il n’y a aucun doute à ce sujet.
Les premiers cris d’alarme ont été lancés dès les années soixante, par
exemple autour du DDT, retiré du marché belge en 1974. D’autres retraits de
produits organochlorés et organophosphorés ont suivi immédiatement. Au fil
du temps, des molécules moins toxiques, plus biodégradables et plus
respectueuses des insectes utiles ont été mises au point. Quant à l’intérêt
pour les propriétés insecticides des plantes, il n’a jamais été aussi élevé
qu’actuellement.
EM : Au point que le secteur ne pose plus aucun problème?
BS : Certainement pas! Malgré tout ce qu’impose la législation, malgré la
complexité des études exigées des fabricants, l’approche utilisée pour
caractériser la gestion du risque, fondée sur des notions comme “dose sans
effet néfaste observable” ou “niveau acceptable d’exposition”, est gravement
lacunaire. Deux exemples parmi bien d’autres : on ne tient pas assez compte,
lorsqu’on teste une nouvelle molécule, de la pénétration du produit par la
peau de l’utilisateur, qui est pourtant une voie privilégiée par rapport à
l’inhalation. Par ailleurs, lors des procédures d’homologation, on ne prend
pas assez en considération les divers adjuvants (mouillants, émulsifiants,
etc.) qui accompagnent la molécule active. Or, certains sont franchement
toxiques, comme les hydrocarbures. Les conditions dans lesquelles les gens
utilisent les pesticides sont tellement variées – et souvent déplorables –
que malgré les marges de sécurité traditionnellement appliquées, les modèles
d’exposition ne sont pas fiables. Or, le discours de l’industrie et, trop
souvent, des autorités sanitaires consiste à dire que tous les risques sont
correctement évalués et maîtrisés. Je rappelle enfin que certains pesticides
utilisés dans nos campagnes sont des perturbateurs endocriniens, qui
entraînent des anomalies sexuelles chez les animaux et les humains,
solidement documentées. Même constat quant au lien entre certains produits
et la maladie de Parkinson chez les agriculteurs.
EM : Vous parlez ici des
utilisateurs, dont les jardiniers du dimanche. Mais qu’en est-il des résidus
de pesticides dans les produits consommés ?
BS : La surveillance de la
chaîne alimentaire a été considérablement renforcée chez nous. La limite
maximale de résidus autorisés est dépassée dans 3 à 4% des échantillons
analysés. C’est rassurant. Toutefois, l’effet “cocktail” de certaines
molécules toxiques, lié à des produits retrouvés en quantités
infinitésimales (pesticides, mais aussi colorants, enzymes, arômes…) est
insuffisamment étudié. Cela plaide en faveur d’une extrême prudence. Et d’un
modèle agricole plus biologique : plus respectueux du sol, plus réfléchi et
observateur de la nature. D’importants choix de société deviennent
inéluctables.
// ENTRETIEN : PHILIPPE LAMOTTE
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