Recherche :

Loading

La rédaction

Notre histoire

Newsletter

Nous contacter

Une erreur dans votre adresse postale ?
Signalez-le

Actualité

Culture

International

Mutualité Service

Santé

Société

Nos partenaires

Visitez le site de la Mutualité chrétienne

Santé publique (21 novembre 2013)


 

© Reporters

L’acouphène, à corps et à cris

Agé de 24 ans, Romain Charlier a réalisé un reportage radio très remarqué par divers professionnels du son et de l’oreille (disponible sur le Net depuis quelques jours). En vingt minutes, son opus permet de saisir pleinement comment des vies sont ravagées par les acouphènes. Surtout, il offre des pistes sur la manière d’y sensibiliser les jeunes fêtards, parfois rétifs aux messages moralisateurs.

En Marche: Pourquoi un tel reportage, alors que vous êtes vous-mêmes jeune, musicien et branché “sorties”?

Romain Charlier : J’ai longtemps été bassiste dans un groupe rock et adepte d’événements musicaux. Atteint d’acouphènes, j’ai été contraint de mettre fin à ces loisirs. Dans le cadre de mes études à l’Ihecs, j’ai eu l’envie de mettre au point un outil de sensibilisation strictement axé sur la principale cause des acouphènes auprès des jeunes de plus de 15 ans: l’exposition à des sources sonores trop élevées. Une sorte d’héritage, en fait… Car, ne supportant plus moi-même certains exercices liés au son, particulièrement la fatigue des mixages, j’ai du réorienter mes perspectives de carrière et abandonner le secteur du son.

EM: Qu’avez-vous découvert auprès des jeunes rencontrés dans les lieux festifs ?

RCh.: Une double ignorance. D’abord, la plupart ne connaissent même pas le mot “acouphène”. Mais les sifflements et les bourdonnements après les concerts, ça oui! Le problème, c’est qu’ils n’en parlent pas entre eux. Car l’acouphène ne se perçoit qu’une fois rentré chez soi, dans le silence et la solitude du logis. Ensuite, constatant que ces sifflements ont souvent disparu le lendemain, ils s’imaginent que ce phénomène est sans gravité. Faux! Car, même éphémères, ces bruits signalent que l’oreille interne a été sérieusement agressée. Un jour, sans crier gare, les acouphènes peuvent soudain devenir persistants. Et là, la vie bascule… Chez certaines victimes, le silence n’existe plus, même la nuit. La souffrance peut être terrible. En plus, des jeunes de 22 ou 23 ans se voient parfois obligés de porter un casque en permanence pour s’isoler des sons de tous les jours, devenus insupportables: ce qu’on appelle l’hyperacousie.

EM: Comment les sensibiliser, dès lors?

RCh. : En leur faisant peur, mais intelligemment. J’entends par là : éviter toute moralisation et miser sur l’effet miroir. Leur dire “c’est dangereux”, a fortiori si c’est un expert qui parle, est inutile. Il faut plutôt leur permettre, dans un premier temps, de s’identifier aux insouciants, ceux-là même qui disent “la musique à fond, c’est génial!”, “les sifflements, on adore: c’est la preuve qu’on s’est éclaté…!”, etc. Puis, petit à petit, les faire entrer dans l’expérience concrète et quotidienne de ceux qui (sur)vivent avec des acouphènes. Pour arriver à cela, il faut bien une vingtaine de minutes. Et limiter l’usage de la voix off. En parallèle, j’essaie de créer la réflexion sur le rôle de l’image et du son dans notre culture. Et je constate que, dans les écoles secondaires où mon reportage est diffusé (y compris des classes difficiles), les jeunes restent graves et concentrés jusqu’à la dernière minute. A la fin, ils jugent eux-mêmes complètement insouciants les jeunes qui ne se protègent pas les oreilles. Là, c’est gagné. Toute crânerie ou contestation a généralement disparu.

EM: Mais avec quels effets sur leurs comportements?

RCh.: C’est évidemment la question clef… Une fois replongés dans l’ambiance festive et dans la consommation d’alcool, la pression sociale et culturelle redevient énorme. Mais, au moins, la première étape de la sensibilisation est atteinte: imprégnés par la souffrance d’autres jeunes, ils savent de quoi il retourne! Les risques, ce n’est plus seulement pour les autres…

>> Faire entendre l’acouphène (20‘ 47‘’) , à écouter sur www.entendre-acouphene.com

© Philippe Turpin/Belpress

 Quelles solutions ? 

> Les bouchons : quasiment partout dans les sorties musicales à haut volume, y compris dans certains cinémas assourdissants!

> Adjoindre un régisseur du son, professionnel et expérimenté, auprès de chaque DJ des lieux festifs “grand public” (aujourd’hui, il n’y aucun accès à la profession dans ce domaine).

> Y afficher clairement le volume sonore en temps réel: le niveau exact de décibels mais, aussi, une couleur rouge en cas de dépassement de la norme OMS.

> Remplacer les “murs” de baffles dans les concerts par de la “multidiffusion”, malgré les coûts supplémentaires. Perçu comme tout aussi puissant, le son en devient moins dommageable.

> Prévoir, comme en Suisse, des fonctionnaires à compétence de police judiciaire, habilités à arrêter la fête en cas de dépassement de la norme légale.

> Interdire aux jeunes de moins de 16 ans, comme en Suisse, l’accès aux festivités dépassant 93 décibels.

Alors, on danse ?

La musique, c’est chouette! Mais, dans un nombre croissant de circonstances festives, elle se transforme en agression pour l’oreille. L’usage intensif du baladeur numérique n’arrange rien auprès des jeunes et… des moins jeunes. Certains experts parlent d’une génération entière d’oreilles sacrifiées. Une seule, vraiment?

Cinq ans. Cinq longues années... En février 2007, le Conseil supérieur de la santé (CSS) lance un cri d’alarme sur l’exposition au bruit de la population belge, et particulièrement des jeunes. Inquiet devant la déferlante des appareils MP3, “poussés” jusqu’à 120 décibels là où la prudence recommande de ne pas dépasser 90 décibels sur une heure d’écoute quotidienne (1), le CSS tire trois constats qui, aujourd’hui, avec le recul, interpellent. Primo, en dépit du succès des appareils de type MP3 et des lieux de fête jouant de plus en plus fort, aucune étude épidémiologique n’est disponible sur l’état de l’ouïe des Belges. Secundo, la norme de 90 décibels, inspirée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), n’est pas “implémentée” dans notre pays. Comprenez : elle est bafouée. Tertio, le screening audiométrique pratiqué chez les écoliers du pays ne peut détecter que les pertes auditives assez importantes, pas celles qui se préparent ou sont plus diffuses, comme les acouphènes. Cerise sur le gâteau : le CSS préconise de prendre des “mesures immédiates” pour protéger les utilisateurs de MP3.

Cinq ans plus tard, rien n’a vraiment changé, ni dans le commerce des appareils musicaux miniaturisés, ni dans les “visites médicales” à l’école, ni dans la société en général. Les baladeurs numériques? Malgré le remplacement partiel des oreillettes par des casques (moins agressifs pour l’oreille interne), ils continuent à pulvériser la norme des 90 décibels. Et semblent utilisés de plus en plus longtemps. Les études? Rien de neuf, à part cette étude flamande estimant que 20.000 jeunes Flamands, chaque année, seraient victimes de “dégâts significatifs” à l’oreille. Pour connaître l’état des oreilles des Belges, il n’y a d’autre choix que de se rapporter aux témoignages des médecins de terrain.

Une génération de demi-sourds

De quoi parlent ces médecins? D’adolescents dépités, toujours plus jeunes et plus nombreux, accourant dans les cabinets médicaux et les consultations hospitalières, parfois en pleurs, à cause de leurs acouphènes (bourdonnements, sifflements, chuintements) qui minent leur existence. De musiciens, de sorteurs en boîte de nuit et d’adeptes des festivals qui, après quelques années, en arrivent à ne plus supporter ni la musique à faible intensité, ni les bruits de la vie courante. “J’ai, parmi mes patients, un batteur d’à peine 14 ans miné par les acouphènes, explique une médecin ORL en clinique universitaire. Un autre, âgé de 15 ans, malgré ses acouphènes, continue à être DJ dans des soirées scolaires. Je n’ose imaginer comment il sera à 45 ans…”. “Un comble, rajoute un autre médecin, la plupart des DJ ou des professionnels de la nuit, souffrant eux-mêmes de pertes auditives, se protègent les oreilles et exposent leur public à des doses qu’ils ne peuvent plus supporter eux-mêmes.”

Le corps médical n’est pas le seul à s’inquiéter. Les professionnels du son leur emboîtent le pas. “La plupart des concerts émettent à 110 décibels quasiment en continu, s’alarme Daniel Léon, professeur à l’Insas. Si aucune étude digne de ce nom n’est réalisée, c’est parce que le monde politique, au vu de ses résultats, se verrait accusé d’un énorme défaut de prévoyance”. Philippe Delchambre, assistant aux ateliers de journalisme (ULB), confirme: “A Woodstock, on jouait à +/- 70 décibels dans l’'arène’”. Aujourd’hui, les niveaux sont délirants. Avec 112 à 113 décibels, on fabrique des générations de victimes”. Autre phénomène en pleine croissance: les fêtes de quartier ou de village tonitruantes et la transformation de simples bistrots, en fin de soirée, en semi boîtes de nuit poussant la musique à très haut volume.

Les victimes sont les coupables

Que faire ? Renforcer les contrôles sonores, certes. Mais avec quels moyens? En Région bruxelloise, six personnes à peine sont chargées de cette tâche qui inclut le contrôle des… avions, des ventilateurs et frigos industriels. Dérisoire! La distribution de bouchons gratuits, telle qu’elle commence à se pratiquer notamment dans les lieux nocturnes labellisés “Quality Night”(2), est déjà un premier pas. Mais le fond du problème est connu: la musique à pleine puissance, ce sont les fêtards eux-mêmes qui la réclament. Le plus souvent, ils ignorent l’existence du risque ou... le prennent. “A 90 décibels, je n’ai plus personne sur ma piste de danse”, se désole la propriétaire d’une boîte bruxelloise. Une bonne partie des sorteurs, d’ailleurs, réclame un son fort et puissant, gonflé par les basses, qui favorise le lâcher prise et l’“effet transe”. Les acouphènes deviennent alors le signe d’une soirée réussie. Jusqu’au jour où ils deviennent permanents...

Les solutions techniques existent mais sont boudées pour leur coût. Début 2013, la Flandre a resserré les boulons, accouchant d’une législation plus stricte, basée notamment sur quatre catégories de bruit et l’enregistrement obligatoire du volume sonore pendant toute l’activité festive (à conserver pendant 30 jours). Mais des doutes subsistent quant à son efficacité. Les contrôles suivront-ils? En Région bruxelloise, la ministre Evelyne Huytebroeck, a annoncé sa volonté de légiférer, elle aussi. Et… s’est aussitôt fait reprocher, jusque dans son propre gouvernement, de vouloir “tuer la nuit bruxelloise”. Ici et là, on chuchote qu’elle serait sur le point de renoncer (“trop proche des élections”) en dépit de l’accueil positif de certains gestionnaires de lieux festifs, conscients de la gravité du problème de santé publique. Et si c’était précisément le bon moment pour reprendre la main? A condition, cela va de soi, de tenir parallèlement un discours efficace de sensibilisation. A la puissance maximale, lui aussi.

// PHILIPPE LAMOTTE

(1) En réalité, pour être précis, il faut parler en unité logarithmique dB(A). Toute augmentation de 3 dB traduit un doublement de l’intensité sonore. Un son de 90 dB, par exemple, est près de dix fois plus intense qu’un son de 80 dB.

(2) www.qualitynights.be. A consulter, aussi : www.belgiqueacouphenes.be

Réagir à cet article

Retour à l'index

"Santé publique"

haut de page