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Santé mentale (3 mars 2005)

L’anorexie, une transformation de soi

 

Elles ont souvent tout pour plaire, tout pour réussir ces adolescentes. Et pourtant, elles vont s’enfermer dans une solitude profonde, prisonnières de comportements autodestructeurs dont la restriction volontaire de l’alimentation n’est que la partie immergée de l’iceberg. Regards sociologiques sur l’anorexie mentale.

 

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Une pathologie à ne pas banaliser

Une position de classe

Une société de la performance

 

Anne a 14 ans. Elle tente de cacher sa maigreur sous un pull et un jean trop amples mais on perçoit aisément qu’elle n’a plus que la peau sur les os. Elle pèse en effet 35 kilos pour 1,65 mètre. Huit mois plus tôt, avec ses 53 kilos, elle se trouvait légèrement enveloppée. Mais elle a surtout été blessée par la remarque de camarades de classe sur ses fesses et sa poitrine. Elle s’est donc imposé un régime draconien et n’a pas tardé à perdre plusieurs kilos. Ses règles se sont arrêtées et elle n’en a rien dit à sa mère à qui elle avait pourtant l’habitude de se confier. Ses parents commençaient à s’inquiéter mais Anne les a rassurés en leur disant qu’elle allait reprendre du poids durant les vacances. Au Club où elle a séjourné, elle a passé tout son temps à se dépenser sans compter dans le sport et n’a jamais pris les repas avec ses parents qui ne la voyait pas de la journée. Ensuite, en séjour chez ses grands-parents, elle a poursuivi cette hyperactivité toujours en solitaire. A l’insu de tous, elle se faisait vomir après les repas mitonnés par sa grand-mère. Malgré ses os saillants, elle continuait à se trouver trop grosse et imaginait avec horreur que ses cuisses puissent se toucher… Après ses vacances, Anne avait encore perdu 8 kilos. Ses parents décidèrent de consulter un médecin…

 

L’histoire de Anne, détaillée par le Dr Jeammet, pédopsychiatre, dans l’ouvrage qu’il consacre à l’anorexie et à la boulimie, est exemplative de la manière dont l’anorexie débute chez l’adolescente: une perte de poids spectaculaire provoquée le plus souvent par un régime amaigrissant (1).

 

En effet, contrairement à ce qu’invite à penser l’étymologie du mot (2), loin d’être une perte passive de l’appétit, l’anorexie est une conduite active de restriction alimentaire et de lutte contre la faim, destinée à apaiser la peur de grossir et à satisfaire le désir de maigrir. Le plaisir de manger s’en trouve refusé mais l’anorexique, qui manque d’estime de soi et connaît une grande insécurité intérieure, a par contre l’appétit d’être la meilleure, la plus aimée et la plus admirée… Elle va s’y atteler… de manière très paradoxale puisqu’elle fera le contraire de ce qu’elle désire.

 

La “carrière anorexique”

Muriel Darmon, docteur en sociologie et chargée de recherche au CNRS à Lyon, a apporté un regard sociologique neuf et très riche sur les comportements anorexiques à partir de récits d’expériences de vie d’adolescentes anorexiques et d’une observation de jeunes patientes soignées en hôpital général (3). Elle décrit ainsi ce qu’elle appelle la carrière anorexique et ses quatre phases successives.

Tout commence pour la jeune fille par une véritable prise en mains qui ne se limite pas à une perte de poids mais déborde les différents domaines de la vie. L’adolescente veut maigrir mais aussi se remuscler, être plus chic, bien réussir à l’école, se faire une culture en béton, faire plein de sports…

 

 L’anorexique fait donc preuve de la même exigence sans limites ni répit, du même perfectionnisme dans sa scolarité et dans son hyperactivité physique que dans son alimentation. Il s’agit donc d’un véritable processus de transformation de soi.

“Dans une seconde phase, avance Muriel Darmon, l’adolescente maintient son engagement mais développe des pratiques spécifiques pour y arriver. Les techniques de perte de poids sont rationalisées, les principes diététiques respectés à la lettre et le contrôle du poids et des aliments se sophistique. Par ailleurs, la jeune fille entreprend un travail de prise sur le goût et le dégoût pour être écœurée par des aliments caloriques. Elle s’oblige aussi à maîtriser des états pour ne plus supporter par exemple d’avoir le ventre plein. A l’inverse, la tête qui tourne ou le ventre qui crie deviendront des sensations positives”. Au fur et à mesure que le comportement s’installe, il devient de plus en plus difficile à l’adolescente de choisir une autre voie. La restriction alimentaire, la rationalisation d’activités physiques répétitives et organisées, le régime de vie extrêmement strict, l’exercice scolaire “illimité”, la diminution des heures de sommeil: toutes ces pratiques renvoient à une sorte de quête vécue par les ascètes.

 

Malgré les alertes

Dans une troisième phase, l’anorexique poursuit son engagement obsessionnel vers l’amaigrissement et ce, en dépit de l’alerte et de l’interpellation des proches. Plusieurs mois ont pu s’écouler entre le début de l’anorexie et le diagnostic de la maladie. Philippe Jeammet l’explique par le fait que l’adolescente nie son comportement ou affirme que tout va bientôt rentrer dans l’ordre. Et comme il s’agit souvent d’une personnalité sensée, brillante, responsable, ses proches et même le médecin généraliste ont tendance à lui donner raison…

Toujours est-il que l’interpellation de l’entourage et l’étiquetage “anorexique” vont avoir en partie chez l’anorexique des effets de renforcement de ses comportements pathologiques. La surveillance a pour effet de faire passer la jeune fille d’un travail de discrétion à un travail de leurre où elle dissimule ses comportements déviants. Elle ment et manipule son entourage.

 

“Il y a chez les anorexiques une méconnaissance et un déni de leur maigreur qui reflètent l’importance du trouble quasi délirant de leur perception de l’image du corps, constate Philippe Jeammet. L’absence totale de préoccupation à propos de leur état de santé, si caractéristique, est telle qu’il y a même un sentiment de bien-être et de force qui va croissant au fur et à mesure de l’amaigrissement”.

 

La prise en charge

Le traitement de ces adolescentes peut s’envisager soit en ambulatoire, soit à l’hôpital, en fonction de la gravité physique et/ou psychiatrique de la situation. Dans la quatrième phase de la carrière anorexique, la phase hospitalière, Muriel Darmon explique que le travail thérapeutique multidisciplinaire doit être réalisé à la fois sur le corps, l’identité et le mental. Bien entendu, il s’agit tout d’abord de lutter contre la dénutrition. Mais il faut aussi casser les dispositions anorexiques et le travail d’intériorisation qu’a effectué l’adolescente pour lui faire retrouver le goût des aliments et un corps non pathologique.

 

Là résident justement les difficultés à traiter l’anorexie: dans l’ensemble, les anorexiques n’ont pas de véritable demande, que ce soit pour se soigner et, à plus forte raison, pour entreprendre une démarche personnelle destinée à connaître l’origine de leurs difficultés. Et pourtant, ces jeunes filles souffrent de ce corps ennemi qui est le leur. Elles souffrent de ne pas être ce qu’elles souhaiteraient et de devoir lutter contre un environnement qu’elles perçoivent comme hostile et non compréhensif. Elles souffrent aussi physiquement, en imposant à leur corps des privations qui les mettent en danger de mort…

 

Joëlle Delvaux

 

(1) “Anorexie, boulimie, les paradoxes de l’adolescence” - Philippe Jeammet - Hachette Littératures - 2005 - 243 p. 22,45 EUR.

(2) Anorexie signifie “qui n’a pas faim”, orexis désignant l’appétit, en grec ancien.

(3) Muriel Darmon a donné une conférence le vendredi 18 février à LLN lors d’une journée d’études organisée notamment par le Service de Consultations Psychologiques spécialisées (Fac. de psycho - UCL) sur le thème “Récits de vie, souffrances psychiques : approches de sociologues”. Elle est l’auteure de “Devenir anorexique. Une approche sociologique” - Ed. La Découverte - 2003 - 350 p. 25,76 EUR.

 

 

Une pathologie à ne pas banaliser

L’anorexie mentale est en augmentation ces 20 dernières années, surtout dans la tranche d’âge des 10-19 ans. On parle de 1 sur 200 adolescentes dans nos pays occidentaux, 90 % des anorexiques étant des filles.

L’âge de survenue de ces troubles connaît deux pics de fréquence : 14 ans et demi et 18 ans. Dans 8% des cas, l’anorexie touche des filles de moins de 10 ans. Plus le début est précoce (10-11 ans) ou tardif (après 23 ans) et plus le pronostic est sévère. En effet l’anorexie mentale est grevée d’une mortalité prématurée de 10 %. Et 20 % des femmes en conservent des formes chroniques. Comme l’explique Bernard Waysfelf dans “Le Poids et le Moi” (Ed. Armand Colin), le lot habituel de ces femmes est l’isolement et le confinement dans une existence faite d’obsessions et de rituels (surtout sur la propreté du corps et de la maison) et empreinte de phobies. Au fil de l’évolution, le binôme anorexie-maigreur se maintient, l’anorexique étant devenue dépendante au manque, au vide, au rien…

 

 

Une position de classe

L’anorexie est un comportement déviant certes, mais, comme le met en évidence Muriel Darmon, sociologue, “à l’inverse de la drogue par exemple, la carrière anorexique s’enracine dans la conformité. Etre mince, sportive, cultivée, avoir de beaux résultats scolaires : tout cela est très bien vu socialement. Ce sont des facteurs de réussite sociale”.

La sociologue va plus loin: “La position de classe est déterminante dans l’anorexie. Ainsi, la plupart des anorexiques sont issues des classes sociales moyennes et supérieures. Et leurs comportements anorexiques s’enracinent dans les habitudes, valeurs et représentations qui leur sont propres”. Et de citer quelques exemples : le choix d’aliments non-caloriques, exotiques et esthétiques, le fait de pouvoir laisser des aliments dans son assiette parce qu’il y a toujours trop à manger, le mal-être provoqué par un repas trop lourd ou trop riche… tout cela fait partie de l’univers des classes sociales aisées. Il en a va de même pour l’excellence recherchée dans les pratiques scolaires et sportives par l’effort, la volonté, le contrôle et le dépassement de soi...

 

 

Une société de la performance

La “dictature de la minceur”, les effets de la mode et la valorisation des mannequins filiformes, souvent androgynes, expliquent en partie la multiplication des cas d’anorexie chez les adolescentes. Mais l’anorexie mentale est loin d’être une pathologie nouvelle. On l’a décrite déjà dans l’Antiquité. Et elle a été identifiée à la fin du 19ème siècle, époque où justement, les formes féminines rondes et pleines, étaient valorisées. L’anorexie concerne avant tout l’adolescence, une période où le corps change et où l’on veut le modeler à son image. Et si l’anorexie s’accorde surtout au féminin, c’est parce que la norme sociale relative au corps est encore plus forte pour les filles que les garçons.

Philippe Jeammet, pédopsychiatre, émet l’hypothèse que l’accroissement des troubles du comportement alimentaire s’explique par un affaiblissement des interdits et le remplacement de ceux-ci par la contrainte de la performance et de la réussite individuelle qui met toujours en avant un idéal difficile à atteindre. “Aujourd’hui, pour s’assurer de sa propre valeur, il ne suffit plus de respecter la loi, la règle ou le rite. Il faut toujours faire mieux, aller au-delà de sa propre limite, comme l’anorexique qui peut toujours perdre cent grammes supplémentaires…”

 

 

 


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