Santé
mentale
(16 avril 2012)
Vivre plutôt que survivre
Les
personnes victimes de violences développent souvent des traumatismes
“post-événement”. Des mécanismes de défense se mettent alors en place. Ils
aident à survivre. Mais comment passer de cette “survivance” à la vie? C’est
tout le sens du travail du thérapeute Jacques Roisin, auteur d’un essai sur
le traumatisme psychique et sa guérison(1).
Jacques Roisin, psychanalyste, est engagé
depuis de nombreuses années dans le domaine de l’aide aux
personnes traumatisées, notamment au Service d’aide aux victimes à
Charleroi. Il s’agit de personnes qui ont subi des violences sexuelles
(abus, viols) ou des agressions (tabassages, braquages, tentatives de
meurtres) mais également de rescapés de génocides ou de guerres (par exemple
des Rwandais ou des Kosovars).
Se sentir étranger
à soi, mort-vivant, “déshabité” sont des plaintes récurrentes, même parfois
longtemps après l’épreuve. C’est la manifestation de l’installation du sujet
dans un “trauma”. La référence au néant est alors centrale dans les
témoignages (“Je ne suis plus rien” “Je suis tombé dans un trou
noir”, “J’ai disparu”, “Je ne sens plus ce qu’exister veut
dire”). Des ruminations, des souvenirs, des cauchemars viennent
troubler le quotidien. Autres symptômes : des angoisses, des attitudes
corporelles de prostration, des maladies somatiques. On trouve encore
l’expression d’un traumatisme dans ce qui apparaît comme des mécanismes de
survie: le sentiment de culpabilité, la honte, l’auto-agressivité, la
dissociation entre le corps et l’esprit, le déni de gravité...
Mécanismes
de défense
Deux types de
culpabilité se manifestent parfois après un traumatisme. On peut se sentir
coupable d’avoir survécu là où d’autres sont morts. Pourquoi a-t-on survécu?
En était-on digne ? Ce genre de questions peut assaillir les survivants. Un
autre type de culpabilité relève d’une recherche de sens. C’est parce qu’on
a mis une jupe qu’on a attiré l’attention des violeurs. C’est parce qu’elle
n’était pas gentille qu’une fillette a été violée (elle reprend à son compte
les propos des agresseurs). Une jeune Tutsi, par exemple, se croit investie
de la tâche d’expier. Etre Tutsi lui semble une faute impardonnable. Les
accusations dont elle s’accable sont celles que les génocidaires assénaient
à la radio. “Une jeune femme m’a raconté qu’elle ingurgitait en grande
quantité la nourriture la plus grasse qu’elle pouvait trouver, explique
Jacques Roisin. Je l’ai interpellée sur la répétition active de sa
propre destruction et sur la désappropriation de son corps. Il y a quelque
chose que vous ne comprenez pas m’a-t-elle répondu, c’est que je “suicide”
le corps qui a appartenu aux autres contre mon gré, mais je me disais : ma
tête, ils ne l’auront pas.” La “sortie du corps” dans l’expérience d’un
grand danger vital est courante. La personne s’extrait en quelque sorte de
son corps en se réfugiant mentalement ailleurs, dans un endroit de la pièce
par exemple, ou dans un souvenir. “C’est une manière d’être ailleurs que
là où ça souffre, avec sa subjectivité, sa sensibilité, poursuit
Jacques Roisin. Une petite fille emmenée dans les bois pour être violée
fixait les feux des voitures pendant l’acte sexuel et plus rien n’existait
que ces taches de lumière avec lesquelles elle partait. Adulte, elle n’a
jamais connu la jouissance avec son partenaire. Elle cherchait un point
lumineux dans la pièce. Il lui arrivait d’allumer une lampe de chevet ou de
chercher un point de lumière à travers les rideaux. Comment pourrait-on
entrer dans la jouissance quand on a quitté son corps?” Cette manière
d’y être sans y être se manifeste aussi chez des enfants abusés qui, plus
tard, ont des “blancs”, des absences, des accès de somnambulisme ou des
pertes de connaissance.
Oubli de
soi
Le sentiment de
honte figure aussi au nombre des mécanismes de défense. La honte peut naître
du désarroi de s’être vu si fragile et de la crainte d’être désormais perçu
ainsi par l’entourage. Ainsi on entend parfois des femmes violées confier
qu’elles ont l’impression que l’agression est inscrite sur leur visage. “Ce
type de réaction remplit une fonction de survie, précise Jacques
Roisin, car se sentir diminué vaut mieux qu’être rien, ce à quoi
l’agresseur voulait réduire la victime. Souvent les personnes qui ont été
abusées dans l’enfance ou connu un viol ont éprouvé, au moment de l’acte, un
temps de paralysie psychique qui les a laissées sans défense par rapport à
leur agresseur. Cette attitude trouve à se répéter dans de nombreuses
situations relationnelles. Il y a une incapacité à dire non aux demandes et
aux attentes des autres. Nous avons affaire à une attitude de passivité
radicale qui se rattache à la sensation d’impuissance inhérente au vécu de
terreur. Il s’agit d’une passivité liée la néantisation de son propre
vouloir, de son propre être. Il s’agit d’une passivité d’anéantissement.”
On relèvera encore
le déni parmi les mécanismes de défense. Celui qui pousse à oublier jusqu’à
ce que le souvenir revienne comme un boomerang. Ou le déni qui mène à
minimiser la gravité de l’acte subi, jusqu’au jour où celle-ci apparaît dans
toute son horreur.
Une
thérapie pour se reconstruire
Un premier pas, en
thérapie, sera justement dans un premier temps de prendre conscience de ces
mécanismes de survie puis de dépasser le traumatisme né de la rencontre avec
la mort. Il s’agira de désirer vivre à nouveau après s’être senti nié, après
avoir fait la terrible expérience de négation de soi par autrui. Comment
reprendre goût à la vie, retrouver confiance en autrui et en soi ? Une des
pistes proposées en thérapie consiste à penser à son attachement à la vie. A
se pencher sur la manière dont on appréciait et apprécie l’existence, à
faire l’inventaire de ses propres ressources, celles qu’on a déjà pu
mobiliser dans l’adversité. “J’invite mes patients, relate Jacques
Roisin, à soumettre au travail d’élaboration psychique les micro-traumas
qui ont marqué leur histoire. Ces micro-traumas, ce sont les rencontres de
malheurs, de séparations, les confrontations aux maladies, aux agressions,
aux décès. On peut ainsi analyser les capacités des personnes à se
confronter aux expériences de la mort. Il s’agit de réinvestir le désir de
vivre et de subjectiver l’anéantissement, c’est-à-dire de l’intégrer au
psychisme.”
Parfois, l’ancrage
du désir de vivre, le fil qui relie à la vie, ce qui va nourrir l’espérance
peut se retrouver dans de toutes petites choses (en apparence). Et d’évoquer
cet homme qui reprend pied à partir de sa passion pour… les timbres. La
tâche peut être de taille pour les traumatisés : retrouver confiance dans
l’humanité, après avoir connu la face la plus noire de l’être humain.
Travailler sur sa propre violence peut être utile. “En effet,
précise le thérapeute, en réaction aux agressions subies, l’agressé peut
être poussé vers des scénarios de vengeance violente. Il songe à faire la
même chose que ce qu’il a subi. Travailler sur les envies et les intentions
de représailles et de vengeance, les mettre à l’analyse est important. C’est
introduire une distance dans l’emprise émotionnelle qu’exerce l’événement
traumatique sur la personne. Le sentiment d’angoisse s’en trouve ainsi
atténué. C’est aussi réaliser qu’en ne passant pas à l’acte, en rejetant ses
intentions violentes, on garde son humanité.”
Une
humanité confirmée
Jacques Roisin
insiste sur l’importance de l’accueil réservé aux victimes. Si celles-ci ne
sont pas confirmées rapidement dans leur humanité par une écoute
bienveillante, elles sont perdantes à coup sûr. Restaurer la confiance dans
la nature humaine sera rendu plus ardu. La souffrance de l’agressé naît en
grande partie de la désespérance de l’Autre. Or, il n’est pas rare que les
victimes soient confrontées à des membres de l’entourage, des professionnels
de la santé ou de l’appareil judiciaire, eux aussi, pris dans des mécanismes
de défense face aux traumatismes. Le déni de gravité les concerne également.
Qui peut évaluer l’impact négatif d’un hâtif “Vous vous en remettrez”
? Une considération minimale pour la douleur des victimes est cruciale.
Renouer des liens de confiance avec des personnes ou des groupes est bien
l’enjeu majeur de la thérapie. C’est pourquoi les victimes sont le plus
souvent incluses dans des groupe de paroles qui, outre le fait de favoriser
la verbalisation, leur permettent de faire à nouveau l’expérience du
respect, de croire à nouveau qu’un vivre ensemble est possible. Sans cette
conviction, il est difficile de continuer à s’épanouir comme individu.
//VÉRONIQUE
JANZYK
(1) “De la
survivance à la vie” - Jacques Roisin - Editions PUF - 2010 - 26,50EUR
Des services pour
accompagner les victimes |
Cambriolage, agression
physique, car-jacking, abus sexuel, violence
conjugale, harcèlement moral, acte de
vandalisme… Lorsqu’une personne a subi un
traumatisme, il est important qu’elle puisse
être soutenue psychologiquement le plus vite
possible afin d’éviter un vécu
post-traumatique.
Dans les faits, lorsqu’ils
sont appelés sur les lieux d’une agression,
les policiers décident d’ailleurs de plus en
plus souvent de faire appel au service
d’assistance policière aux victimes(1),
relevant de leur zone. Quand la situation
semble difficile d’un point de vue psychique
(des personnes prises de panique,
effondrées…) ou quand le nombre de victimes
est important (lors d’un hold-up par
exemple), l’intervention d’un psychologue,
criminologue ou travailleur social est très
souvent bénéfique. Elle permet à la victime
d’exprimer ses émotions, de s’extraire du
lieu de l’agression et de revenir à la
réalité en se voyant confier des tâches
simples à effectuer (téléphoner par
exemple). Cet accompagnement au moment des
faits, en phase aigue, est complémentaire
aux interventions policières et médicales
éventuelles.
Très souvent, par ailleurs, les
services de police demandent l’autorisation
à la victime de pouvoir être recontactée
dans les jours qui suivent par un service
d’aide aux victimes. Organisés dans chaque
arrondissement judiciaire du pays, les
services d’aide aux victimes proposent aux
victimes d’infractions et à leurs proches
une aide sociale et psychologique, gratuite
et confidentielle, au sein d’une équipe
pluridisciplinaire professionnelle, même
indépendamment d’une plainte déposée à la
police.
Ces services procurent à court,
moyen ou long terme, une aide psychologique
centrée sur les conséquences directes ou
indirectes de l'événement subi et de la
victimisation. Ils accompagnent aussi les
victimes qui sollicitent leur aide tout au
long de leurs démarches vis-à-vis de la
police, du pouvoir judiciaire, des sociétés
d’assurance ou du tribunal. Indépendants de
la police et de la justice, ils peuvent
aussi assister les victimes dans le cadre de
la procédure devant la Commission pour
l’aide financière aux victimes d’actes
intentionnels de violence ainsi qu’en cas
d’audition par une Commission de libération
conditionnelle. Si nécessaire, ils les
orientent vers d’autres services d’aide
spécialisés ou des structures de soins médico-psychiatriques.
// JD
(1) La liste
des services d’aide aux victimes
francophones est disponible sur
www.aideetreclassement.be/grav/. Coordonnées
aussi via les services de police et maisons
de justice. |
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