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Témoignage

Etre "objet de soins"

"Supp. Viscero sans code y" – facture datée du xx août 2000 et adressée à Monsieur A. Z. , décédé le xx juin 2000, par un hôpital de la région de Charleroi.

10 mars 2000. Papa est mal depuis plusieurs semaines. Les médecins ne diagnostiquent rien de particulier… Le 5 avril, il doit se faire opérer de la prostate. Le 15 mars, visite de préparation chez le cardiologue. Point de vue du cœur, c’est OK. Mais papa se sent toujours mal, fatigué, très fatigué, trop fatigué.

17 mars. Il obtient de rester en observation quelques jours à l’hôpital. Bien vite, les examens révéleront une anémie très importante. Depuis son entrée à l’hôpital, papa est très affecté psychologiquement. Il "n’a pas le moral", comme on dit. Trahir ses émotions, très peu pour lui. Là, pourtant, il pleure si vite…

20 mars. Papa est admis aux soins intensifs. Son anémie est grave. Le midi, ses proches se rendent à son chevet. Là, le médecin intensiviste arrive. "Ce que vous avez Monsieur est très grave. Vos échantillons sanguins sont partis à l’étranger pour analyse. On n’est pas sûr de trouver ce que vous avez. En attendant, cortisone à dose massive"… Papa, couché entre ses machines, est abasourdi. Maman est KO. Ses enfants sont mal à l’aise, furieux aussi. Discussion avec le médecin. Doit-on tout dire à un patient? Et si on doit le dire, peut-on le dire comme cela, sans préparation? Ne pouvait-on attendre? Pourquoi ne pas en avoir parlé avec les proches d’abord, pour voir quelle attitude adopter en fonction de l’état psychologique du patient? "Excusez-moi, ici, c’est l’habitude. Je ne savais pas que son moral était si bas. La prochaine fois, on en parle avant…"

Rideau. Rideau sur la souffrance, sur ce miroir où s’inscrivent les lentes brisures du corps. Rideau sur les multiples examens, traitements, indispensables sans doute, mais jamais expliqués. Rideau sur les effets secondaires, jamais abordés, ni expliqués non plus.

Plasmaphérèse 1, plasmaphérèse 2, les taux d’hémoglobine remontent et rechutent aussitôt. Papa fait confiance à son médecin. Il sait "qu’il fait le maximum". Pourtant, son moral n’y est pas. Lorsque papa lui demande son avis, le médecin ne répond pas ou si mal. Il lui parle de taux, de globules, de courbes, de seuil, etc. Papa est devenu une "superbe machine enrayée" L’homme s’inquiète, demande qu’on l’aide, exprime sa souffrance, son angoisse surtout. Un mécanicien lui répond, froid comme un cierge de Pâques…

Visite. Papa pleure. Maman s’inquiète. Elle va trouver le médecin qui l’éconduit. Les "gens qui savent" ne veulent pas être ennuyés par les "gens qui veulent savoir", mais qui sont supposés ne rien comprendre. Papa est malade, maman est blessée. Seule aussi. Seuls, tous les deux.

 

Dimanche 10 avril, 20 heures, couloir d’un hôpital. Papa va mal. Maman est restée avec lui. Elle sort de la chambre et déambule dans le couloir. Le médecin passe, la regarde, ne lui dit rien… Ma mère le suit du regard. Il entre dans la chambre. Elle le suit. Si elle ne peut poser de questions, au moins permettra-t-il qu’elle l’écoute? "Monsieur, vos taux chutent malgré les plasmaphérèses. J’ai décidé de vous faire opérer demain, en urgence. On vous enlèvera la rate". - Mon père: "Serez-vous là?" - Le médecin: "Non, Monsieur, chacun son métier. Bonsoir".

Lundi 11. Papa est admis en salle d’opération. On lui fait alors "signer un papier", sans explications… Nous rencontrons le chirurgien dans le couloir. "C’est très grave, Madame". Il est 10 heures, le matin. Papa est sur le billard. Table d’opération, lit de mort, que devons-nous penser?… Je remonte les étages avec ma mère. Nous allons attendre dans la chambre de papa, c’est une chambre particulière. La famille sait qu’elle peut appeler, nous y serons… Ca fait du bien de parler avec les gens qu’on aime. Et puis, mon frère et ma sœur sont à l’étranger. Ils vont appeler, c’est sûr.

Couloir… Une civière est près de la chambre avec tous les effets de mon père. "Excusez-nous Madame, mais la chambre va être occupée par un autre patient". C’est vrai que ma mère n’est pas malade et qu’elle peut attendre des nouvelles de son mari moribond entre un distributeur de coca et un autre de café, debout bien entendu… Discussions, palabres. "C’est une erreur, Madame. Nous sommes en plein déménagement, il faut comprendre".

Papa s’en sortira. Il rentrera chez lui quelques semaines. Il ne marchera plus. Son médecin lui dira, après une visite de contrôle: "Je suis content de vos taux mais pas de vous". Si papa ne marche pas, c’est que c’est un fainéant. Le kiné abonde… Nous aussi, de bonne foi, en plus soft… Marcher, c’est ressusciter, papa, c’est gagner ton combat face à la maladie…

 

Dimanche 18 juin. Papa est à la maison mais ne va pas bien. Lundi 19 juin au matin, il est embarqué à l’hôpital. Maman l’accompagne en ambulance. L’ambulance fonce vers l’hôpital toutes sirènes hurlantes.

Mon père, très affaibli, demande à ce qu’on prévienne le médecin qui l’a suivi les semaines précédentes. Nous saurons plus tard que cela n’a pas été fait. Ce n’est pas le même service, paraît-il…

Mardi 20. Papa est aux soins intensifs. Sous respirateur. Sous perfusions. Une quinzaine de machines l’assistent… Son état empire. Aujourd’hui, il est lié. On veut l’empêcher d’enlever son masque à oxygène. C’est de l’air comprimé, ça l’oppresse… Il n’arrive plus à s’alimenter. Papa "se révolte" (pourquoi ces guillemets?). Il veut parler mais n’y arrive plus. Il s’énerve, enrage. Il fait comprendre qu’il veut qu’on le délie, qu’il en a marre de son respirateur. Rien n’y fait. Rien à faire. Maman est bouleversée. Comment rentrer chez elle? Sa vie et celle de papa sont suspendues. Et si le fil cassait? Les médecins parlent d’intuber mon père.

Nous avons toujours essayé d’en "savoir plus", les informations reçues à la clinique étant ce qu’elles sont… Le médecin traitant est en vacances. Un ami médecin nous dit qu’un patient intubé est souvent placé sous sédatifs et peut alors entrer dans un semi-coma. Le midi, un médecin stagiaire nous disait que le cas de papa était "urgentissime" et que "dans la littérature, on n’a jamais vu personne dans son état s’en sortir".

Nous appelons l’hôpital. Nous pensons: "Si on doit intuber papa, il faut que nous puissions lui parler avant, le voir… peut-être pour la dernière fois…" Il est des instants qu’on n’a pas le droit de voler. Tonalité. - "Des nouvelles de votre père… Ah oui, on avait l’intention de vous appeler… On est en train de l’intuber…".

Vendredi midi. Visite. Papa est effectivement dans le coma. Ses yeux sont ouverts... Est-ce déjà sur la mort? Nous lui parlons. Nous entend-il? Nous aimerions chanter pour que nos voix soient plus belles.

Dimanche matin. Depuis plusieurs jours, nous nous interrogeons. La souffrance de papa a-t-elle encore un sens? Faut-il continuer? Jusqu’où? Comment? Pourquoi? Pour quoi? Pour qui? Nous souhaiterions en parler aux médecins… Nous souhaiterions échanger, partager, cheminer, comprendre, sentir, voir… Nous appelons le médecin pour lui faire part de nos interrogations, de notre souffrance, pour lui parler de notre père. Euthanasie? Fin de l’acharnement thérapeutique (papa est maintenant sous dialyse, nous apprend-on)? Non, ce n’est pas notre demande. Nous n’avons pas de demande. Nos questionnements sont des gestes d’amour tout simplement, comme une souffrance épique.

Pétri de certitudes, figé dans une arrogance souveraine, échaudé sans doute par un débat public en cours sur l’euthanasie, le médecin le prendra très mal et refusera tout échange. "Les gens qui savent" ont maintenant pris "les pleins pouvoirs" sur notre père. Papa a-t-il le droit de mourir comme il le souhaite? Quel libre arbitre exerce-t-il encore sur lui-même?

Papa mourra le soir. Il faudra débrancher le respirateur pour qu’enfin il "cesse de respirer". Une mort technologique. "Vous voyez ces chiffres affichés. Ils baissent constamment. Votre père est en train de mourir".

Nous n’aurons plus de contact avec le corps médical. Un mort, ça n’intéresse que les pompes funèbres. Quant à papa, il est devenu une facture: "Supp. Viscero sans code y".

N. D.

(21 décembre 2000)