EUROPE et Mutualité
(6 décembre 2012)
Sauver le modèle social
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© Philippe Turpin/Belpress |
En quelques
années à peine, tirant prétexte de la crise, l’Union européenne a mis
clairement le cap sur un ordre néolibéral. Les premières victimes en sont
les populations qui paient très cher les mesures d’austérité, imposées sous
couvert de bonne gouvernance économique. L’idéal européen est lui-même
gravement en péril. D’aucuns appellent à un sursaut citoyen.
“Que reste-t-il du
modèle social européen?, lançait amèrement Jeremy Leanan, de l’Université de Loughborough (Royaume-Uni) lors d’un séminaire organisé récemment par le MOC
et l’ACW à Bruxelles sur le travail et la précarité dans l’Union européenne
(UE)(1). L’Europe reste la région du monde la plus sociale mais les systèmes
de protection sociale et les budgets publics sont constamment attaqués
depuis les années 80. La crise financière déclenchée en 2008 (ndlr - devenue
crise économique et crise de l’endettement public) sert aujourd’hui de
prétexte à imposer, aux pays membres de l’Union européenne, des politiques
néolibérales qui précarisent la population, renforcent les inégalités
sociales et mettent en péril la protection sociale et les droits du travail
acquis de haute lutte”, accuse-t-il.
Comment en est-on arrivé là? “Après la
crise des subprimes, les progressistes pensaient avoir gagné la bataille des
idées par le spectacle de l’effondrement d’un capitalisme financier débridé,
expliquent Christophe Degrijse et Philippe Pochet dans le Bilan social 2011
de l’Union européenne(2). Ils espéraient une régulation du secteur financier
et une transition vers une économie verte et décarbonée, mais ils ont
rapidement dû déchanter”. Dans un premier temps en effet, outre un sauvetage
de l’industrie bancaire et financière (qui, au passage, a permis aux
spéculateurs de continuer à s’enrichir), l’option européenne fut de soutenir
l’activité économique, la “relance verte” et le marché du travail pour
éviter une grande dépression.
Mais cette orientation fut de courte durée : à
partir de 2010, sous la pression de l’UE et de sa nouvelle gouvernance
économique (des recommandations assorties de sanctions), les gouvernements
européens se sont employés à mettre en œuvre des plans de rigueur à marche
forcée. L’objectif affiché de l’Union ? Rétablir la confiance des marchés
financiers pour garantir aux Etats membres des financements à des taux
d’intérêt soutenables. “Pourtant, à l’exception du cas grec, il n’y a pas eu
de dérive des finances publiques qui aurait pu justifier le resserrement des
règles budgétaires et imposer une austérité forcée aux Etats membres”,
observent Christophe Degrijse et Philippe Pochet. Qui s’étonnent qu’au
regard de la rapidité de l’imposition des plans de rigueur, les réformes de
régulation financière ne fassent pas l’objet du même empressement. Que dire
alors de la justice et de l’harmonisation fiscale!
Mesures standardisées
Pour assainir les finances publiques et renforcer la compétitivité des
entreprises et de l’économie, l’UE impose aux Etats membres d’opérer des
réformes structurelles dans les domaines de la formation des salaires, de
l’emploi public, des conventions collectives, des systèmes de pensions, de
soins de santé et d’allocations sociales (voir “Des attaques multiples”).
“Le social devient la principale variable d’ajustement de la crise de
l’endettement”, dénoncent les deux observateurs déjà cités. Paradoxalement,
l’Union exige de réformer les composantes des systèmes nationaux qui ont le
mieux fait leurs preuves durant la crise grâce à un marché du travail régulé
et des acteurs sociaux forts. “Dans les faits, les mesures recommandées ne
tiennent pas compte des situations, performances et problèmes qui y sont
posés”, constatent Christophe Degrijse et Philippe Pochet.
Un seul exemple
pour la Belgique : le recul de l’âge légal de la retraite est prôné alors
qu’un des principaux problèmes est le taux élevé de départ à la pension
anticipée. “Les mesures ‘clés sur porte’ imposées par l’Europe s’inspirent
davantage de modèles idéologiques que de réels constats de carences ou de
défaillances”, s’insurgent les deux analystes. Mais comment s’en étonner
lorsque l’on sait que la formulation de la politique sociale est de plus en
plus prise en charge par l’armée d’experts de la Direction générale des
affaires économiques et financières (DG Ecfin) au sein de la Commission
européenne et que, plus fondamentalement, le pouvoir de la Commission, du
Conseil européen et du Conseil Ecofin se renforce, le Parlement européen
étant réduit à une simple chambre d’enregistrement des décisions des chefs
d’États.
Des conséquences dramatiques
Le visage de l’Europe est en train de
changer profondément avec des conséquences graves sur le plan social. Les
politiques d’austérité risquent aussi de conduire à la récession
généralisée. Par ailleurs, elles ont pour effet dramatique de reléguer les
exigences de lutte contre le réchauffement climatique au second, voire au
troisième plan. Enfin, et ce n’est pas le moindre, le néolibéralisme
autoritariste de l’UE menace la démocratie. Il met en péril le dialogue
social, réveille les démons nationalistes et xénophobes et encourage
indirectement la montée de mouvements anti-européens et anti-démocratiques.
De quel modèle
parlons-nous ? |
L’Allemagne est
présentée sur la scène européenne comme “le” modèle à suivre pour sortir de
la crise. Un modèle vraiment? Lors du récent séminaire organisé par le MOC
et l’ACW, Armin Duttine, membre de Verdi, syndicat autonome allemand, a
décrit la face cachée de ce pays riche. “Pour renforcer sa
compétitivité, l’Allemagne a été le premier
pays à appliquer la diminution des salaires
(3% de baisse en termes réels entre
2000 et 2009). 1/5 à 1/4 des salariés
travaillent pour moins de 8 euros de
l’heure, dans des emplois précaires. On a
des travailleurs meilleur marché qu’en
Chine! Il n’existe d’ailleurs pas de salaire
minimum chez nous”. Résultat? Une explosion du nombre de
travailleurs pauvres, obligés de cumuler les boulots pour nouer les deux
bouts.
“Si les autres pays
de l’UE suivent cette voie, cela entraînera une course-spirale vers le bas,
observent de leur côté Philippe Pochet et Christophe Degrijse, soit l’exact
contre-pied de l’objectif d’amélioration des conditions de vie et de travail
proclamé dans les Traités”.
Quant au système
d’allocations de chômage, il a été réformé de manière drastique, comme le
précise Armin Duttine. “Les travailleurs ont tellement peur de tomber au
chômage qu’ils n’osent pas bouger, protester, se syndiquer”. La concertation
sociale est aussi mise à mal, les employeurs ayant obtenu un droit de veto
par rapport aux conventions collectives conclues dans leur secteur. Par
ailleurs, la grève politique est interdite. Si on ajoute à cela les
atteintes au droit du travail dans l’optique d’apporter plus de flexibilité
sur le marché de l’emploi, on voit que le tableau est loin d’être idyllique.
“En fait, l’Allemagne a mieux amorti la crise grâce à son excédent
d’exportations, mais la consommation stagne et les écarts de revenus sont de
plus en plus grands”. |
Des alliances pour changer de cap
“L’Europe court à sa perte si nous ne
sommes pas capables très vite d’en changer radicalement le fonctionnement
démocratique et les règles du jeu en matières sociale, fiscale et
écologique”, s’exclamait récemment l’économiste français Pierre Larrouturou
dans les colonnes du journal Libération. L’auteur du très remarquable petit
livre C’est plus grave que ce qu’on dit... mais on peut s’en sortir ! (Ed.Nova),
en appelle - tout comme les dizaines de personnalités engagées au sein du
collectif Roosevelt 2012(3) - à un sursaut citoyen, à un rassemblement de
toutes les forces progressistes pour faire naître une Europe nouvelle,
capable de protéger son modèle social et de peser sur la mondialisation. La
CES ne dit pas autre chose dans son “Contrat social pour l’Europe”(4). Pour
modifier le rapport de forces actuel, dix ans après le premier Forum social
européen de Florence, une centaine d’organisations - dont de nombreux
syndicats - issus de 20 pays d’Europe ont d’ailleurs décidé la tenue, début
juin 2013, d’un sommet alternatif qui jettera les bases d’un mouvement
social européen d’envergure.
// JOËLLE DELVAUX
(1)
http://alliancestofightpoverty.wordpress.com
(2) Dans “Bilan
social de l’Union européenne 2011”, Etui et Observatoire social européen,
2012, 301 p, 20 EUR, www.etui.org
(3)
www.roosevelt2012.fr
(4)
www.etuc.org
Des attaques multiples
Malgré leurs
différences notoires en matières budgétaires, économiques et sociales, aucun
des 27 pays de l’Union n’échappe aux mesures d’austérité. Les attaques sont
nombreuses et diverses. Quelques exemples :
> Attaques contre le secteur
public. Les salaires du secteur public ont été bloqués puis réduits dans
plusieurs pays (Bulgarie, Pologne, Espagne...). En deux ans, la baisse a été
de 8% en Estonie et Lituanie, de 13% en Irlande, de 20% en Grèce et même de
25% en Roumanie, la Lettonie battant tous les records avec 50% de diminution
! Dans le même temps, l’emploi est sacrifié. Par exemple, la Pologne et la
Bulgarie réduisent les effectifs de 10%, tout comme le Royaume-Uni. Outre
des pertes directes d’emploi, des coupes sombres sont opérées dans les
budgets publics alloués à la culture, à l’enseignement, à la formation, aux
infrastructures publiques, aux transports en commun, à la recherche
scientifique... C’est le cas notamment au Portugal, en Espagne, en Grèce.
>
Atteintes à la sécurité sociale. Les allocations de chômage, les soins de
santé et les pensions sont les secteurs les plus touchés par les réformes.
En Suède, le taux de remplacement des allocations de chômage par rapport au
salaire perdu est devenu l’un des plus bas du monde, dans une optique
d’activation. En Belgique, la nouvelle réglementation aura pour conséquence
l’appauvrissement des chômeurs de longue durée.
> Attaques contre le pouvoir
d’achat. Hausses de la TVA, imposition d’une cotisation de crise, blocage ou
réduction des salaires..., ces mesures ont un effet direct sur les revenus
des citoyens, les plus précarisés étant les plus touchés.
> Atteintes au
droit du travail et à la protection de l’emploi. De la “flexicurité”,
approche intégrée visant à améliorer simultanément la flexibilité et la
sécurité sur le marché du travail, il ne reste souvent plus que la
flexibilité, maître-mot des réformes des législations relatives à l’emploi
et au travail. L’Allemagne en est un “bon” exemple (lire ci-contre) mais il
est loin d’être le seul.
> Atteintes à la concertation sociale. Dans
plusieurs pays, les systèmes de conventions collectives sont affaiblis.
C’est le cas de la Grèce, de l’Estonie, de l’Espagne...
> Atteintes à la
démocratie. En Espagne, tout rassemblement de plus de dix personnes est
interdit en rue, ce qui constitue une entrave à la liberté de manifester. En
Allemagne, le droit de grève est restreint.
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