International
(3 avril 2008)
“La
Sicile, un petit bout
d’Afrique”
Comme
Malte, la Sicile voit régulièrement débarquer des migrants africains en
quête de l’eldorado européen. Beaucoup restent sur l’île qui fut elle-même,
il n’y a pas si longtemps, une terre d’émigration et qui a connu, il y a dix
siècles, une présence musulmane. Les relations migrants – autochtones s’en
trouvent facilitées.
13h.
Une sonnerie retentit. Des portes claquent, des cris se rapprochent. Sur la
place Santa Veneranda de Mazara del Vallo, quelques parents attendent
impatiemment: c’est la sortie des classes de l’institut secondaire Paolo
Borsellino. Dans cette petite ville du sud-ouest sicilien, "3000
habitants sur 50.000 sont musulmans", révèle un article de Daniele
Ajello, accroché aux valves dans l’entrée de l’école, au milieu d’une
dizaine d’autres remémorant les initiatives de l’institut en matière
d’intégration. Cette forte présence se remarque rien qu’à l’apparence des
élèves dans les couloirs de l’école.
A 15 ans, Ezzedine (tunisien-musulman)
et Emanuele (italo-chrétien) sont les meilleurs amis du monde (Scicli).
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L’ancienne mosquée historique de Palerme
témoigne de l’occupation musulmane
de la Sicile entre le 9 et le 11èmes siècles. |
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En Sicile, la vraie intégration
passe aujourd’hui
par les plus jeunes. |
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Les noms de rue témoignent
d’une riche influence culturelle arabe. |
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A la Grande mosquée de Palerme,
la prière du vendredi,
les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. |
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"En
première année de secondaire, il y a 7-8 élèves musulmans par classe,
explique Angela Giacalone, professeur de lettres depuis 22 ans dans
l’établissement. On essaie de les mélanger de façon équitable. Les années
suivantes, le taux baisse car certains n’arrivent pas à suivre…"
Un pâté de maison plus
loin, se trouve la Scuola Santa Agnese, l’école primaire tunisienne de
Mazara. Une autre a été ouverte à Palerme. Ces écoles sont financées par le
gouvernement tunisien et dépendent donc entièrement de celui-ci. Les
enfants, uniquement tunisiens, sont répartis sur une classe par année.
"Le programme est identique qu’en Tunisie, confie le directeur de l’école,
mis à part 4 heures par semaine d’italien, récemment ajoutées au cursus."
Les cours sont en arabe, quelques-uns en français. "Ensuite, nos élèves
se retrouvent bien souvent dans une école italienne", ajoute-t-il,
puisqu’il n’y a pas d’école secondaire tunisienne et que leurs diplômes sont
reconnus.
La présence d’enfants
d’immigrants dans les écoles italiennes n’a cessé d’augmenter.
"Aujourd’hui, presque 30 % des élèves sont d’origine immigrée", observe
Angela. Et cela d’autant plus que la demande de main-d’œuvre s’est
accentuée. Beaucoup de parents ont compris qu’il était plus judicieux de les
mettre à l’école italienne dès les primaires. "J’ai fait ce choix pour
mes enfants, simplement parce que c’est ici qu’ils vivent", affirme
Najah à la sortie de l’institut Borsellino.
"Les élèves musulmans
ont plus de difficultés à cause de la langue qu’ils connaissent moins bien",
constate Angela. Certains ont fait leurs primaires en arabe à l’école
tunisienne, d’autres ont débarqué en Sicile à un âge plus avancé, avec de
grosses lacunes en italien.
Des gros problèmes de
socialisation, il y en eu dans cette école, mais dans le passé. "Les plus
âgés réagissaient souvent avec agressivité parce qu’ils ne pouvaient pas se
défendre avec les armes de la langue", se souvient la professeure de
lettres. "Depuis 7 ou 8 ans, continue-t-elle, cela s’est amélioré
car beaucoup sont nés ici. Mais il reste quand même des enfants plus
retardés parce qu’à la maison ils parlent arabe, entre eux aussi et une fois
à l’école ils doivent parler italien." Cette situation, Zied, Tunisien
de 16 ans, la confirme: "en classe, il y a des groupes mixtes et on parle
italien. À l’extérieur, un peu moins." Dans les rues de Mazara, on
rencontre en effet des groupes de jeunes Tunisiens et de jeunes Italiens,
non mélangés. "Avant de parler d’intégration, il y a encore du chemin à
faire", considère Angela.
40 mariages mixtes par an
Certains pas ont
pourtant déjà été faits, du côté des mariages, notamment. "Notre rencontre
est un signe du destin", explique Chokri, 35 ans, le sourire aux lèvres, en
évoquant son histoire d’amour avec Angela. Elle a débuté ici, en Sicile,
dans ce centre téléphonique dont ils sont devenus propriétaires, en plein
cœur historique de Mazara del Vallo, au sud-ouest de cette île italienne.
Angela, 25 ans, un peu plus timide, se réjouit tout autant que lui. Elle est
sicilienne et l’aînée d’une famille non pratiquante, mais très attachée aux
valeurs chrétiennes. Chokri est Tunisien, de tradition musulmane.
"C'était il y a 5 ans environ, se souvient-il. Angela travaillait déjà ici.
Moi, je venais téléphoner régulièrement. Nous nous sommes plu..."
Les premiers mois, ils
se voyaient en cachette. Chokri possédait déjà un permis de séjour. Malgré
cela, confie-t-il, "je restais un étranger, surtout pour sa famille qui
ne m’acceptait pas car elle avait peur de la différence de culture et de
religion". Les parents d’Angela avaient en effet peu de contacts avec la
communauté tunisienne. "Nous nous sommes quittés 4 ou 5 fois pour ma
famille que je ne voulais pas perdre", ajoute Angela. Après de longues
discussions, elle a fini par gagner la confiance de ses parents en les
convainquant que Chokri était quelqu’un de bien pour elle. Elle a ensuite pu
le revoir. Le couple s’est retrouvé alors que Chokri était sur le point de
prendre un billet pour partir vivre en Suisse le lendemain.
Aujourd’hui, même si
cela a pris du temps, "les parents d’Angela me traitent comme un fils car
ils ont appris à me connaître", poursuit Chokri, soulagé. Ses parents à
lui vivent en Tunisie. "Ce mariage était un choix personnel. Mais maman
était la plus heureuse du monde quand je le lui ai annoncé", se
réjouit-il. Tout comme Angela et Chokri, environ 40 couples mixtes
s’unissent chaque année en Sicile, selon Slaheddine Houidi, imam de la
grande mosquée de Palerme. Même si, d’après l’imam de Catania, les
statistiques de ces mariages indiquent beaucoup d’échecs, certains
réussissent. Il y a deux ans, Angela et Chokri se sont mariés civilement,
sans fête. En juillet 2008, ils fêteront enfin leur union, et plutôt deux
fois qu’une, en Sicile et en Tunisie.
Tant le christianisme
que l’islam, bien que tous deux monothéistes, déconseillent les unions
mixtes, sans les interdire pour autant. Beaucoup de curés siciliens en
évoquent les risques. Selon Monseigneur Don Gino Lo Galbo, curé de la
cathédrale de Palerme, le mariage est toléré. Mais un prêtre avertira
toujours les futurs époux des difficultés que peut créer la différence de
culture."Pour les catholiques, les couples mixtes seraient plus fragiles.
Une union plus forte serait possible s’il y avait une écoute mutuelle,
estime Don Gino. “Les chrétiens sont ouverts à d’autres religions, pas les
musulmans. Ces derniers admettent d’ailleurs qu’il est plus "acceptable"
pour un(e) chrétien(ne) de se convertir à l’islam que l'inverse”.
“Selon notre
tradition, la femme doit épouser un homme musulman”, explique de son
côté Kheit Abdelhafid, imam de Catania. “On a déjà refusé à une fille
marocaine de valider son mariage, même civil, avec un Italien tant que
celui-ci ne se convertissait pas à la religion islamique”, raconte
Fatima, étudiante musulmane de Palerme.
Un passé musulman
"La Sicile, c’est un
peu une partie de l’Afrique. Moi-même je me sens un peu arabe…", confie
Maria Marino, une jeune habitante de Scicli, petit village de la province
sicilienne de Raguse. Son teint et ses cheveux noirs rappellent l’Afrique du
Nord. Tout autour, dans l’île, l’architecture, les noms de ville, le jasmin,
les olives, les techniques agraires, le dialecte sicilien témoignent d’une
riche influence culturelle arabe qui, aujourd’hui, joue probablement un rôle
dans l’accueil des migrants musulmans. Un héritage historique : en 827, les
musulmans d’Afrique débarquent en Sicile, pour l’occuper entièrement dès
903. Cette conquête s’achève à la fin du 11ème siècle, quand les
Arabes sont battus par les Normands.
Aujourd’hui, l’islam est
toujours bien visible. Surtout à Palerme, la capitale de l'île, où les
musulmans se remarquent d’emblée dans de nombreuses boutiques et marchés du
centre-ville. Les kebabs, restaurants bangladais, boucheries hallal et
mosquées font partie du paysage urbain. Dans certains quartiers, les noms de
rue sont même traduits en arabe.
Selon l’islamologue
Andrea Pacini, les immigrants musulmans en Sicile étaient un peu plus de
20.000 en 2003 sur une population de 5,1 millions d’habitants et leur nombre
a constamment augmenté depuis. Quasiment la moitié d’entre eux sont
d’origine tunisienne, l’autre moitié étant composée de Marocains, Albanais,
Bangladais, Sénégalais et Algériens.
Tant la population
sicilienne autochtone que les immigrants se témoignent un certain respect
mutuel. "Le mécanisme de pensée des Siciliens est du même style que celui
du monde arabe", explique le professeur Ibrahim Magdud, Libyen, qui vit
depuis 30 ans à Palerme. Avant de connaître progressivement une forte
immigration, la Sicile a d’abord été une terre d’émigration. "Six
millions de Siciliens ont émigré vers la Belgique, la France ou encore les
États-Unis, poursuit-il. Ils vont et reviennent, comme les immigrés dans
leur pays. Ils ont aussi en eux cette culture d’immigration." Une
culture qui les différencie des Italiens du Nord pour qui le phénomène est
encore assez neuf.
À Catania et Palerme, un
intérêt très marqué pour la langue et la culture arabes se fait d’ailleurs
sentir parmi les autochtones. La création de cours d’arabe ou de culture
islamique pour les Italiens au sein des universités en atteste. "Cet
héritage, il faut le découvrir et le redécouvrir, observe Daniela Melfa,
doctorante pour le Centre d’études sur le monde islamique contemporain et
l’Afrique (COSMICA) de la Faculté des sciences politiques de Catania.
Valoriser l’autre nous permet de redéfinir notre identité. On se sent plus
sicilien qu’italien, parce que c’est la Sicile qui a été marquée par la
domination arabe." Selon elle, tous les Siciliens ne sont cependant pas
conscients de cette histoire… Même si musulmans et chrétiens sont
culturellement voisins, cela ne suffirait pas toujours pour créer ou recréer
des liens.
Par les enfants
En Sicile, la vraie
intégration passe aujourd’hui par les plus jeunes. En 2002, la loi
Bossi-Fini sur l’immigration a interdit d’invoquer le regroupement familial
pour amener en Italie des enfants de plus de 18 ans, même s’ils y sont nés.
Nombre de migrants ont alors fait venir leurs enfants de moins de 18 ans en
masse, dès 2002. Ce sont eux qui forment la seconde génération
d’aujourd’hui. Au fil des années, ces jeunes ont étudié et cherché ensuite
des emplois plus qualifiés. "Avec le temps, ajoute Mohamed, les jeunes
Tunisiens pourront exercer le même travail que les jeunes Italiens."
La Sicile se retrouve
dès lors face à deux générations au regard différent sur l’immigration. La
première, avec sa propre identité, pense plus à travailler pour envoyer de
l’argent au pays qu’à s’intégrer. La seconde, malgré l’influence des
parents, grandit dans un territoire qu’elle ressent comme le sien.
"Aujourd’hui encore,
l’immigration est certainement vue comme de la ‘main-d’œuvre ouvrière’,
confie Roberto Mazzarella, responsable du bureau Nomadi e Immigrati pour la
ville de Palerme, mais en ville, cette ‘immigration intellectuelle’ est
en train de croître." Les futurs ingénieurs, médecins, artistes,
architectes de l’immigration sont parmi ceux qui, pour l’instant,
grandissent et étudient. Avec le risque qu’autochtones et immigrants se
considèrent à l’avenir plutôt comme ‘concurrents’ que comme ‘collègues’ sur
le marché du travail.
Texte
et photos : Pauline Bourtembourg
InfoSud – Belgique
Reportage réalisé avec le soutien de la Fondation
Roi
Baudouin et de la Loterie Nationale.
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