International
(5 juin 2008)
La Vallée
des roses
En
quelques années, le Kenya est devenu un des leaders mondiaux de la
production et de l’exportation de fleurs coupées. Sur les bords du Lac
Naivasha une cinquantaine de flower farms pratiquent une culture intensive
des roses, sans faire grand cas de l’écosystème, ni des droits sociaux. Mais
l’idée d’une production “équitable”, respectueuse de l’environnement et des
droits des travailleurs commence à faire son chemin.
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L’idée d’une
culture “équitable” des roses, respectueuse des droits des
travailleurs et sensible à la protection de l’environnement fait
doucement son chemin
au Kenya. |
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Les producteurs
traditionnels de roses utilisent des pesticides de classe 1 très
toxiques. |
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Avec une
croissance de 126 % par an, le secteur des roses est, après le
tourisme et le thé, le moteur principal de l’économie kenyanne. |
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En
une quinzaine d’années, les Néerlandais, jadis leaders incontestés du
secteur, ont dû apprendre à composer avec la concurrence croissante des
roses importées de pays du Sud : d’Equateur, de Colombie, mais aussi et
surtout du Kenya qui exporte vers l’Europe 90 % des 2 milliards de fleurs
coupées qui y sont actuellement produites. Pour ce pays d’Afrique centrale,
l’industrie floricole est une manne financière, au point qu’elle est
aujourd’hui la troisième source de devises étrangères, après le tourisme et
le thé. Le secteur connaît une croissance exponentielle de 126 % par an, et
emploie quelque 50.000 personnes.
Rassemblées pour la
plupart dans la vallée du Rift autour du lac Naivasha, à une centaine de
kilomètres de la capitale Nairobi, une cinquantaine de flower farms
tirent parti de conditions idéales pour la culture des roses : un
ensoleillement garanti (12 heures par jours, pendant presque toute l’année),
une terre fertile, un différentiel de température idéal entre le jour et la
nuit, la proximité d’une vaste étendue d’eau douce, les tarifs préférentiels
accordés par l’Union européenne… et, bien sûr, une main d’œuvre extrêmement
bon marché.
Les dangers des pesticides
La route qui relie
Nairobi à Naivasha offre plusieurs panoramas saisissants. Au cœur de cet
Eden africain, de gigantesques serres poussent plus vite que les roses
qu’elles abritent. Mais la rose, c’est bien connu, a des épines. Depuis
plusieurs années, les défenseurs des droits sociaux et de l’environnement
tirent la sonnette d’alarme quant aux funestes conséquences de cette culture
intensive dont pâtissent tant les travailleurs que l’écosystème. Au nom de
la rose, tout est permis, ou presque.
Johnny a travaillé dans
une exploitation de Naivasha pendant deux ans, mais il a choisi de se
réinstaller à Nairobi pour y devenir chauffeur. “Le boulot était vraiment
dur et mal payé” confie-t-il. Avant de souligner les dangers que
l’utilisation massive de pesticides dangereux, dont le bromure de méthyle,
font courir à la santé des ouvriers. En principe, ceux-ci ne peuvent
reprendre le travail dans les serres que deux ou trois heures après la
vaporisation des pesticides. En principe... Depuis cinq ans, on constate
parmi les travailleurs une hausse des cancers, des maladies attaquant le
système respiratoire ou le système nerveux et des problèmes cutanés. Les
femmes qui représentent près de 70 % des travailleurs, sont sujettes aux
fausses couches, quand elles ne rencontrent pas des problèmes
d’infertilités. “Dans l’entreprise où je travaillais, il y a des gens qui
sont morts à cause des pesticides”, assure notre jeune chauffeur. Les
engrais et les pesticides sont nocifs pour les gens, mais aussi pour les
sols et le lac tout proche. Certaines espèces de poissons, comme le tilapia,
ont déjà disparu du lac, envahi par les algues et la jacinthe.
Dans l’entreprise Ol-Njowara,
qui exporte chaque année entre 20 et 25 millions de roses vers Amsterdam,
plaque tournante du marché mondial des fleurs coupées, on se défend de
contribuer à l’assèchement du lac Naivasha, dont le niveau baisse de 3
mètres chaque année. “Nous sommes autorisés à pomper 900 m3 d’eau par
jour, et nous n’en n’utilisons que 600”, soutient le propriétaire
octogénaire de l’exploitation, Alexandre Yarinakis, un Grec établi au Kenya
depuis des décennies. M. Yarinakis reconnaît toutefois que les ressources de
l’endroit ne sont pas inépuisables, et qu’il serait périlleux d’autoriser de
nouveaux producteurs à s’établir sur les bords du lac.
Des roses équitables
Les temps changent,
cependant, et le Kenyan Flower Consult, qui représente l’ensemble des fermes
a décidé de mettre un peu d’ordre dans le système de production. L’idée
d’une culture “équitable” des roses, respectueuse des droits des
travailleurs et sensible à la protection de l’environnement fait doucement
son chemin : une douzaine de fermes se sont converties aux principes du
commerce équitable. L’une d’elles, l’entreprise Panda Flowers, située à
quelques kilomètres du lac, a des allures de ferme modèle. Fondée à la fin
du siècle dernier par un Américain et un Israélien, elle est certifiée fair
trade depuis 2001. “Des experts allemands, suisses, britanniques et
suédois nous ont délivré ce label”, dont la fameuse certification FLO
(1), se félicite le directeur de Panda, Richard Hechlé, un Kenyan blanc, né
de parents britanniques. “Mais c’est grâce à Max Havelaar que nous avons
pu développer nos parts de marché”.
“Nous aidons les
producteurs qui pratiquent le commerce équitable à accéder au marché
européen”, explique Laurence de Callataÿ, responsable de la
communication de Max Havelaar Belgique. “Mais il sont soumis aux même
règles de concurrence que les autres. Leurs produits doivent être bons, et
ils doivent honorer leurs commandes”. Si Panda s’est converti au fair
trade, c’est parce que, comme le souligne Richard Hechlé, “il y a une
demande croissante en Europe pour ce type de produits. Les clients nous
demandent d’être responsables. Et nous le sommes, même si cela représente
beaucoup de travail”.
Près de 750 ouvriers
s’activent sur les 50 hectares d’une exploitation qui exporte pas moins de
80 millions de tiges de roses par an, principalement vers l’Europe. Ici, on
ne badine pas avec la santé des ouvriers. “Nous n’employons pas de
pesticides de classe1 (les plus dangereux - ndlr) mais uniquement ceux de
classe 3 et 4”, poursuit Richard Hechlé. “Nous faisons également un
large usage de pesticides et d’engrais organiques et nous réalisons chaque
mois des tests sanguins sur nos employés”.
Participation
des travailleurs au projet
Chez Panda Flowers, les
ouvriers sont étroitement associés à la marche de l’entreprise. Conformément
aux recommandations des labels fair trade, la flower farm
reverse 12 % des ses bénéfices à ses ouvriers, qui débattent de la meilleure
manière d’utiliser et de faire fructifier ce capital au sein du “Joint Body”
(JB). Composé de 14 personnes – douze employés issus des différents
départements et de deux membres de la direction – le JB tient des réunions
mensuelles. “Pour le moment, nous concentrons notre attention sur le
dossier des frais scolaires des enfants des employés”, explique Esther
Kimutha, qui travaille chez Panda depuis sept ans. “Notre compte en
banque est actuellement garni de 10 millions de shillings (environ 103.000
euros)”. L’argent du fonds ne bénéficie pas directement aux employés,
mais à l‘ensemble des ouvriers et à leurs familles. Il a ainsi permis de
financer la construction d’un moulin à maïs. Les ouvriers qui en ont la
charge produisent la farine et la vendent ensuite à leurs collègues à des
prix défiant toute concurrence.
Le moulin n’est qu’un
exemple parmi d’autres : des réservoirs d’eaux ont été achetés pour l’école
qui accueille les enfants des ouvriers de Panda, des panneaux solaires
assurent une partie des besoins énergétiques des habitations. “Nous avons
actuellement le projet d’acheter un lot de terres où les ouvriers pourront
construire leur logement”, précise Nancy Nyarmah, qui a momentanément
abandonné la fraîcheur des entrepôts où sont emballées les roses pour
participer à une réunion du JB. “Au début, cela n’a pas été facile pour
certains membres de la direction d’ouvrir le dialogue avec les ouvriers”
dans un secteur où ils n’ont souvent que le droit de se taire, reconnaît
Joseph Kibuta, en charge des ressources humaines. “Il y a eu des
résistances, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que le concept
d’équité était une force motrice. Nous avons compris l’intérêt d’éduquer les
ouvriers, de leur apprendre à tenir un budget, à dépenser l’argent à bon
escient”.
De bonnes
conditions de travail
Les ouvriers qui ont
signé un contrat chez Panda ont tiré le gros lot. Contrairement à ce qui se
fait ailleurs, l’entreprise fournit le matériel – tablier, gants, bottes,
casquettes, masques – qui permet à chacun de travailler dans des conditions
plus confortables et plus sûres. Sans parler du vélo que chaque employé a
reçu pour Noël. Panda Flowers organise également des formations, donnant
l’opportunité aux travailleurs de parfaire leur éducation, d’apprendre à
conduire ou à se servir d’un ordinateur.
La sécurité de l’emploi
est garantie, et la paie représente près du double de ce qu’ils auraient pu
gagner ailleurs.
Et l’empreinte écologique?
Sur le plan
environnemental, Panda tient aussi à faire figure d’exemple : contrairement
à d’autres exploitations, l’entreprise ne puise pas l’eau du lac, mais
utilise l’eau de pluie et celle tirée des puits qu’elle a creusés, pour
irriguer ses serres. Reste l’empreinte écologique, profonde, que laissent
les transports hebdomadaires de fleurs à bord d’avions qui dispersent leurs
émissions de CO2 dans le ciel. Au-delà de la solution, radicale,
mais qui serait catastrophique pour le pays sur le plan économique et
social, qui consisterait à ne plus importer de fleurs, le problème paraît
insoluble. “Vous devez savoir”, contre-attaque Richard Hechlé,
“que le coût énergétique pour faire pousser les fleurs et chauffer des
serres en Europe est plus élevés que celui du transport aérien des roses
kenyanes”. Ce que confirme les études qui soulignent qu’une rose
produite aux Pays-Bas émet 0,670 kg de CO2 pour 0,335 kg pour une
fleur kenyane.
Olivier le Bussy,
à
Naivasha (Kenya)
(1)
Fairtrade Labelling Organisations International. Créée en 1997, FLO regroupe
17 organismes de certification équitable dont Max Havelaar, Fairtrade et
Transfair.
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