Haïti
Jeunesse délaissée cherche espoir (
21 avril 2005)
Plus de la
moitié de la population haïtienne a moins de 20 ans. Une partie de ces
jeunes sont les étudiants qui ont envahi les rues en février 2004 pour jeter
Aristide hors du pays. Forts de leur victoire mais déçus dans les espoirs
qu’ils nourrissaient à l’époque, ils se sentent abandonnés.
“Nos ancêtres ont fait 1804, nous
faisons 2004”. Ce slogan graffite encore ça et là les murs chauffés de
Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. En 2004, l’année du bicentenaire de
l’indépendance, les étudiants l’ont “faite”. Ils se sont “jetés dans le
béton”, la rue, des mois durant, pour manifester contre les violentes
dérives du pouvoir d’Aristide, au leitmotiv d’un cri de guerre qui finira
par les désigner : GNB, Gren Nan Bouda, littéralement
“avoir des
couilles”. Aristide, lâché par la communauté internationale, a
finalement quitté le pays le 29 février 2004. Avec lui s’est envolé le
sentiment de peur face à l’Etat, pas l’anxiété. La situation de précarité
dans laquelle vivait la population reste inchangée, malgré les promesses du
gouvernement de transition, certes difficiles à tenir vu le manque de
moyens.
Apparences trompeuses
“Le départ
d’Aristide nous a permis de consolider la force de la jeunesse, mais n’a
rien apporté comme bénéfice au niveau de la situation socio-économique des
gens”, explique Wilson Jean Junior, 25 ans, étudiant en sociologie à la
Faculté des sciences humaines de Port-au-Prince, fief de la lutte. En cette
journée de février 2005, certains discutent de politique, d’autres jouent au
basket, dont les rebonds rythment en fond un vague air de reggae. On serait
tenté de croire que ces jeunes qui ont la chance d’étudier à l’université
sont des privilégiés. Mais “certains marchent deux heures pour venir,
parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer le transport. D’autres passent un
jour ou deux sans manger”, témoigne François Kawa, enseignant en
sociologie à la Faculté. Quand l’un d’entre eux a un peu d’argent, parce
qu’il a eu la chance de décrocher un petit boulot dans ce pays aux 70 % de
chômage, ce sont aussi les autres qui en bénéficient.
“La solidarité,
renchérit le sociologue, est une exigence de survie dans une société
comme la nôtre. Les jeunes qui sont chez nous sont les fils de petites
marchandes, de paysans, qui se saignent littéralement pour que leurs enfants
aillent à l’université”. En Haïti, selon la formule consacrée,
“timoun se riches malere”, “les enfants sont la richesse des malheureux”.
L’espoir de leurs parents de s’extirper de la précarité est braqué sur ces
jeunes.
Vulnérabilités
Cette situation
les rend très vulnérables par rapport aux organisations politiques ou à
d’autres secteurs de la société. Certains, comme Aymé Autant, étudiant en
comptabilité, sont à tel point plongés dans l’insécurité sociale qu’ils en
viennent à regretter leur statut de “victime de l’oppression
lavalassienne (le parti d’Aristide)”, qui au moins leur donnait recours
à la protection des organisations de droits humains. Cadet d’une famille de
6 enfants, les parents d’Aymé n’ont plus les moyens de payer ni son loyer,
ni ses études, et, il n’a plus de recours. “L’avenir me parait incertain
en Haïti, déclare-t-il.
J’ai été en prison pendant un mois et demi et
je n’ai bénéficié d’aucune mesure spéciale des autorités par rapport à ma
situation.” Comme Aymé, beaucoup d’autres s’attendaient à être pris en
compte par le pouvoir actuel. “Les jeunes
pensaient que les choses avanceraient beaucoup plus rapidement dans le
processus de réforme, notamment au niveau de la justice”, souligne
Victor Benoît, coordonnateur du Konacom, un parti d’essence socialiste,
candidat, avec deux autres partis avec lesquels il fusionne, aux élections
qui auront lieu d’ici la fin de l’année, pour clôturer la transition.
“Certains ont vu leurs maisons incendiées par des lavalassiens [des
partisans d’Aristide], comme à Miragoane, au Sud, où des jeunes m’ont dit :
“ce juge de paix était complice des lavalassiens, et il est toujours en
fonction !””. Le gouvernement a mis en place une commission de
réparation des victimes, mais les choses tardent.D’autres
étudiants ont été, selon les interprétations, soit “récompensés”, soit
“récupérés” par le pouvoir, par le biais d’emplois, ce qui déforce
l’organisation du mouvement étudiant. “C’est un mouvement très spontané,
souligne Jean-Claude Chérubin, qui travaille dans des organisations de
base dans les quartiers populaires. Il y a de l’énergie, mais pas
d’idéologie véritablement construite, ce qui rend le mouvement facilement
manipulable par d’autres secteurs”. Pour certains, c’est un mouvement
populiste qui correspond à Aristide. Ce à quoi Junior voudrait répondre par
l’acquisition d’une plus grande autonomie du mouvement étudiant.
Etre son propre espoir
Dressé tel un
défi face au Palais National qui abrite la transition, le quartier populaire
de Bel-air est pris en otage par les gangs armés depuis
septembre et l’“Opération Bagdad” qui vise, par la violence, à
bloquer le pays pour faire revenir Aristide. Pour beaucoup d’Haïtiens, elle
représente l’échec du gouvernement de transition, qui, lors de son
installation, promettait paix sociale et unité nationale. Pour Bernard
Castin, 17 ans, la question semble se poser à un autre niveau. Il est en
troisième dans un lycée de Bel Air, mais passe plus de temps sur le
Champ-de-mars, la place principale de Port-au-Prince, que dans sa classe,
fermée à la suite d’un affrontement armé entre la police et des bandits près
de l’école : “à la première occasion je quitterai ce pays définitivement”.
Un désespoir qui, selon François Kawas, “est caractéristique même de la
jeunesse haïtienne”. Selon le sociologue, des études révèlent que 75% de
cette jeunesse seraient disposés à quitter le pays pour l’étranger parce
qu’”ils ont le sentiment d’être abandonnés par l’Etat et la société”,
parce que “le pays ne leur offre pas la possibilité de se réaliser”.Le secteur
privé et des affaires, le Groupe des 184, allié des étudiants lors de la
lutte, gère actuellement le pouvoir de transition et fait pléthore de
discours sociaux. Pour Wilson Jean Junior, “le problème que nous nous
posons en tant qu’étudiants n’est pas celui que le Groupe des 184 expose. Il
ne veut pas tant d’avancées sociales, que le monopole des ressources”.
Beaucoup se posent la question de savoir si la volonté de certains
politiciens d’éliminer les inégalités criantes va jusqu’à rompre avec la
politique néo-libérale. Selon Wilson Jean Junior, "Latortue (le Premier
ministre de la transition) est plutôt apte à appliquer cette politique
économique, définie de façon claire dans le “cadre de coopération
intérimaire” : privatisation totale et présence de plus en plus faible de
l’Etat dans les affaires publiques. Tout cela pour vous dire que la
situation est la même qu’avant.” En dépit de la stabilisation de la
monnaie locale par rapport au dollar américain, de l’exemption de taxes pour
trois ans des entreprises privées en compensation aux dommages subis par les
pillards au lendemain du renversement d’Aristide, les prix des produits de
base n’ont subi aucune baisse sur le marché local. Les travaux à haute
intensité de main-d’œuvre promis par le Premier ministre Latortue attendent
encore, alors que les prêts promis par la communauté internationale restent
enlisés dans des procédures administratives trop lourdes.Le constat fait
par les étudiants est que lutter pour la démocratie doit aller plus loin que
le changement d’équipe gouvernementale, vers la mise en place d’institutions
démocratiques, que des élections seules ne garantissent pas. Armés de leur
conscience, les jeunes veulent reconstruire l’espoir, car comme Junior le
souligne, “espérer que le changement vienne d’autres dirigeants nous a
conduit à l’impasse actuelle. On doit faire comprendre aux jeunes qu’ils
sont leur propre espoir. Nous voulons définir une alternative. Pas la prise
du pouvoir, mais une alternative économique.”Vantz Brutus,Maude Malengrez, InfoSud/Syfia Haïtiwww.syfia.info
Les jeunes font tomber
Aristide
Des mouvements de
protestation d’étudiants et le “groupe des 184 organisations de
la société civile”, soutenus par des politiciens dans
l’opposition, ont marqué le climat sociopolitique en Haïti fin
2003 et début 2004. Mais ce ne furent pas les seuls acteurs de
la chute de l’ancien Président.D’anciennes “chimères”, ces bandes armées par Aristide, issues
de quartiers populaires, étaient passées dans l’opposition aux
Gonaïves, ville à 100 kilomètres au Nord de Port-au-Prince,
après l’assassinat de leur chef par des proches du pouvoir. Ce
mouvement s’est alors “allié” aux ex-militaires passés dans la
rébellion, dix ans après la dissolution de leur corps par
Aristide. Ensemble, ils prennent d’assaut en février des
commissariats dans les principales villes du pays pour hâter le
départ du Président.
Manifestations quotidiennes dans la capitale, incendies de
commissariats dans les provinces, menace imminente de prise
d’assaut par les rebelles du palais présidentiel ont contraint
Jean Bertrand Aristide, délaissé par la communauté
internationale, à partir pour l’exil le 29 février 2004. Une
sorte d’entente tacite verra le jour entre acteurs de tous poils
mus chacun par leurs propres griefs contre l’ancien “prêtre des
pauvres”. En sortira l’actuel gouvernement de transition, qui
quittera le pouvoir au lendemain des élections prévues pour la
fin de l’année 2005.
Un an après la chute d’Aristide, ces milliers de jeunes qui se
sont jetés dans les rues pour dénoncer un système politique
marqué par la “corruption” et l’“exclusion”, ont-ils plus de
raison de croire en l’avenir ? Ecoliers, étudiants de ce pays à
prédominance juvénile ont pris part aux mouvements de
protestation pacifiques, souvent réprimées dans le sang par les
“chimères”. Mus par toutes sortes de motivation, la nécessité
d’évincer l’ancien prêtre de Saint Jean Bosco accusé de “trahir
les revendications populaires”, semblait faire l’unanimité parmi
les jeunes de milieux et d’origines diverses. Sans revenir sur
leur soulagement quant au départ d’Aristide, ils se rendent
compte que c’est tout un système qui est à déconstruire.
V.B.
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