Afrique
Changer de vision sur la cécité
(18 novembre
2004)
80 % des cas de cécité dans le monde seraient évitables par la prévention ou
curables via une opération bénigne et peu coûteuse. Au Rwanda comme dans
beaucoup de pays en développement, la prévention et les soins souffrent de
nombreuses barrières.
"90 % des aveugles en Afrique pourraient ne pas l’être, soit parce que leur
cécité aurait pu être facilement prévenue, soit parce qu’ils peuvent être
opérés, lorsqu’ils souffrent de cataracte", déclare d’entrée de jeu Geert Van
Heest, ophtalmologue installé en Tanzanie et consultant pour l’ONG CBM, la
Mission chrétienne pour aveugles. Selon les chiffres de l’OMS, 45 millions de personnes sont aveugles dans le
monde. 9 sur 10 vivent dans des pays en développement, dont près de 60 % en
Afrique sub-saharienne, en Chine ou en Inde. La situation socio-économique de
ces pays vient ajouter à la fragilité des personnes handicapées par la cécité :
incapables pour beaucoup de mener une activité économique, elles ne disposent
d’aucun revenu. Or, beaucoup pourraient ne pas être aveugles : c’est autour de ce constat
qu’une campagne mon- diale, Vision 2020 - Le droit de voir, a été lancée. Elle
rassemble de nombreuses organisations internationales et non gouvernementales,
et porte déjà ses effets. Notamment au Rwanda, où le gouvernement a élaboré un
plan de lutte nationale contre la cécité, qui s’inspire de la méthodologie
estampillée Vision 2020. L’effectif des aveugles dépasse 64 000 sur les 8
millions de Rwandais, le nombre de malvoyants atteint lui deux 200 000
personnes. Différentes associations interviennent dans ce programme national de
lutte contre la cécité, telle l’Association des Églises Inkuru nziza, qui assure
l’identification des malades et la sensibilisation des populations, appuyée par CBM, co-fondatrice de Vision 2020.
Ne pas se voiler les yeux
"Quand je suis arrivé en Afrique, témoigne Geert Van Heest,
j’ai vu ce qu’on
faisait pour les aveugles : s’occuper d’eux, mais pas les amener à être opérés.
On faisait de la réadaptation toute la vie pour une personne qui pouvait voir de
nouveau". Plus de 50 % des aveugles dans le monde souffrent de la cataracte (qui
désigne l’opacification du cristallin). Une proportion qui se retrouve au
Rwanda, selon Valentine Kilibazayire, coordinatrice du programme rwandais de
lutte contre la cécité. "Heureusement, dit-elle,
la cataracte est facilement
traitable par la chirurgie", via le placement d’une lentille artificielle.
"Pour
la cataracte, 95 % des gens voient à nouveau au sortir de l’opération,
précise Geert Van Heest. Certains résultats ne sont pas ceux espérés, mais la
fonctionnalité d’une personne qui voit mieux la lumière change déjà beaucoup."
Au Rwanda comme ailleurs en Afrique, les maladies facilement évitables
occupent la deuxième place des cas de cécité. Des pathologies comme le trachome,
l’onchocercose (appelée aussi cécité des rivières), le glaucome, peuvent être
prévenues. Parmi les causes de ces pathologies : le manque de vitamine A chez
les enfants mal nourris. "Et pourtant, la vitamine A est facilement trouvable
dans le pays, notamment dans les légumes qui poussent partout. Mais les gens n’y
font pas attention, surtout à cause de l’ignorance", explique Valentine Kilibazayire. La méconnaissance des causes, mais aussi des possibilités de
traitement, explique l’ampleur du phénomène de la cécité.
"Le problème est qu’il
faut aller chercher ces malades des yeux, précise Geert Van Heest.
Car ils vont
au dispensaire local, où on leur dit qu’on ne peut rien faire. Alors, ils se
disent que personne ne peut rien. C’est un problème pour les services
spécialisés en Afrique". Vision 2020 tente de toucher les enfants qui souffrent
de malvoyance. Dans les années 80, 60 % des enfants des écoles d’aveugles du
Kenya n’étaient pas aveugles, et pouvaient, grâce à des opérations ou des aides
optiques, recouvrer la vue, et aller dans une école normale.
"Il a fallu très
longtemps pour que les secteurs des handicapés et le secteur médical se mettent
ensemble".
Fractures d’infrastructure
Le manque d’infrastructures et de personnel soignant handicape le plan
national au Rwanda. Seuls 4 hôpitaux sont équipés pour assurer le traitement des
malades. Deux se trouvent dans la capitale Kigali. "Cela nous a obligés à mettre
en place une équipe mobile pour assurer l’efficacité dans le traitement de ces
maladies visuelles pour des populations éloignées de ces 4 hôpitaux", explique
Valentine Kilibazayire.Le pays ne dispose que de 5 ophtalmologues. Pour relever ce défi dans
l’avenir, des médecins sont envoyés à l’étranger pour se spécialiser en
ophtalmologie. De plus, un département d’ophtalmologie a été crée au sein de
l’Institut de santé de Kigali. La première promotion de ce département, ouvert
cette année, ne compte que 11 étudiants qui vont sortir en 2006 en tant que
techniciens supérieurs de l’ophtalmologie. Jean Nkurikiye, responsable du
département, indique que ce nombre d’étudiants est encore réduit pour répondre
aux attentes de la population. Mais les stages quotidiens des étudiants ne se
font qu’aux deux hôpitaux de la capitale Kigali où se trouve l’Institut.
"Le
nombre d’étudiants est fonction de l’équipement disponible pour les encadrer
dans leurs leçons pratiques. Nous voulons former de vrais pratiquants",
insiste-t-il. Il ajoute qu’à leur sortie de l’Institut, ces étudiants seront en
mesure de traiter 90% de cas, les médecins spécialistes n’intervenant que dans
des cas délicats qui leur incombent. Les infirmières et infirmiers reçoivent eux
aussi une formation pour s’occuper des soins oculaires de base dans les centres
de santé où ils opèrent.
Réduire distances et coûts
Beaucoup de barrières existent entre le patient et l’hôpital : distance,
violence, peur, fatalisme, ignorance, voyage, coût, méfiance… Certaines
pratiques dues à l’ignorance provoquent de sérieux dégâts, comme le regrette le
docteur Nkurikiye : "souvent les malades sont soumis à des traitements
traditionnels par des produits tirés des végétaux. Ces produits endommagent
encore plus les yeux, ce qui rend difficile le traitement approprié lorsque le
malade nous est présenté… trop tard". Le développement des ressources humaines
est capital pour prévenir la cécité. "Nous avons commencé la formation des
animateurs de santé et même des enseignants sur la façon de prévenir ces
maladies évitables, précise Jean Kilibazayire. Ces gens formés auront la tâche
de sensibiliser à leur tour la population sur la lutte et prévention de ces
maladies." De plus, les défaillances du système de santé en Afrique ont effrité la
confiance. "Les gens ne vont à l’hôpital que lorsqu’ils croient qu’ils vont
mourir", souligne Geert Van Heest. Ils craignent la facture médicale, alors que
le pouvoir d’achat de la population est de plus en plus faible. Dans de nombreux
hôpitaux, il y a un prix pour l’opération, auquel s’ajoute celui du lit,
l’anesthésie, les soins… on ne sait jamais quand ça va s’arrêter. Avec CBM et la
méthodologie Vision 2020, "c’est 40 euros, mais tout est compris. Au début, on
devait aller chercher les gens qui avaient la cataracte, maintenant ils ont
confiance et viennent d’eux-mêmes", témoigne Geert Van Heest pour ce qui
concerne Dar-es-Salaam. Cela représente toujours la moitié du salaire d’une
infirmière. Un système parallèle a donc été mis en place :
"on essaie de faire
payer 45 euros aux gens qui le peuvent. C’est ce que ça nous coûte. Mais
quelqu’un qui n’a pas les moyens sera opéré sans payer. Un service social décide
avec les femmes africaines qui connaissent très bien les gens qui peuvent payer ou pas", précise Geert Van Heest, pour qui plus ou moins 10 % des personnes
bénéficient de cette gratuité. Au Rwanda, une opération chirurgicale de
cataracte qui normalement devrait coûter environ 30 000 F rwandais (40 euros) a
été réduite à 3000 F pour aider les malades. Une des principales réponses à
l’inaccessibilité financière au Rwanda a été l’introduction d’un système de pré-
paiement, actuellement en place dans les trois districts de Byumba, Kabutare et
Kabgayi, comptabilisant 54 mutuelles.
Handicap social
Pour les personnes qui ne peuvent pas être opérées, un programme de visite à
domicile fonctionne pour que la personne elle-même trouve des façons d’améliorer
sa vie. "C’est sur la personne qu’on va agir. On lui dit : ‘Ton père est
menuisier, demande lui de t’apprendre quelque chose que ton handicap ne
t’empêche pas de faire’…", illustre Geert Van Heest. Cette démarche s’insère
dans un programme de réadaptation sur base communautaire. Car, ajoute-t-il, "le
handicap est aussi le fait de ne pas être respecté pour le problème qu’on a".
D’où l’importance de sensibiliser l’entourage. Par exemple,
"pour que les mères
d’enfants souffrant d’un handicap spécifique puissent expliquer comment elles
ont pu résoudre tel problème, comment maintenant l’enfant réussit à l’école…
Pour maintenir l’espoir, il est très important de rencontrer des gens avec les
mêmes problèmes : il y a des enfants plus handicapés que le mien, et il réussit à l’école… elle a dû être très patiente cette
maman-là’. C’est très important de ne pas les isoler avec leur monitrice à
domicile". CBM ne fait pas de formation spécifique pour les aveugles, mais
soutient une approche d’intégration : "s’ils ont les capacités, il faut qu’il
leur soit possible d’entrer dans les autres programmes".
Si un aveugle ne peut
pas aller se former parce que tout n’existe pas en braille, l’aide consistera si
possible à lui procurer ce matériel. L’Union des Aveugles du Rwanda s’investit dans la réintégration
socio-économique des aveugles, tandis que la Congrégation des Frères de la
Charité intervient dans leur éducation. Donathile Kanimba, pré- sidente de
l’Union des Aveugles du Rwanda n’est pas satisfaite. "Jusqu’à présent
l’éducation des aveugles est encore négligée. Nous n’avons que trois centres
d’éducation des enfants aveugles dans tout le pays", souligne-t-elle. Elle
souhaite que dans chaque école primaire, une classe réservée aux enfants
aveugles soit installée.
Gilbert Rwamatwara
Maude Malengrez
InfoSudwww.syfia.info
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