International (4
août
2005)
L'Afrique du Sud se découvre
une armée d'orphelins du Sida
L'Afrique du Sud, le pays le plus touché au monde par le virus du sida,
compte aujourd'hui un nombre dramatique d'orphelins. L'Unicef prévoit 1,7
million d'orphelins du sida en 2010, soit plus d'un enfant sur dix !
Dès les premiers jours des vacances scolaires, la promenade en bord de mer
de Durban, en Afrique du Sud, s'emplit d'enfants. Certains se lancent dans
un corps à corps avec les rouleaux de l'océan indien, d'autres se découvrent
des âmes de bâtisseurs de sable... En marge de tout ce bonheur enfantin, des
gamins aux vêtements troués, le regard hagard ou défiant. Eux sont ici tous
les jours de l'année. Ils y vivent.
Le refuge nocturne de Sabelo est un arbre en bordure de la promenade, entre
la mer et des hôtels de luxe. A 14 ans, il a déjà deux années de rue
derrière lui, deux années à arpenter la promenade, la Marine Parade, pour
trouver de quoi manger. Inlassablement, en anglais, ou en zoulou, il
s'agrippe aux passants, et les suit aussi longtemps qu'ils ne lâchent un ou
deux rands (13 ou 26 centimes d'euros). Avant ses douze ans, Sabelo vivait
dans une vallée zouloue, en pleine zone rurale. Mais sa mère est morte,
fauchée par le sida. Comme des milliers d'orphelins de la maladie, Sabelo a
atterri sur un lieu suffisamment touristique pour survivre de la mendicité.
Des milliers d'orphelins
Toute l'Afrique du Sud est frappée par ce nouveau phénomène. Le pays le plus
touché au monde par le virus du sida se découvre un nombre dramatique
d'orphelins qui semble suivre une courbe exponentielle. Selon l'Unicef,
l'infection avait causé un millier d'orphelins en 1990. Cinq ans plus tard,
ils étaient 61.000, et en 2001, 662.000. Les derniers chiffres disponibles
comptabilisent 1,1 million d'orphelins du sida en 2003.
La majorité de ces enfants sont recueillis par des membres de leur famille,
en particulier les grands-mères. Ainsi, il n'est pas rare qu'une vieille
dame s'occupe de plus d'une dizaine de ses petits-enfants de tous âges. Ces
familles élargies permettent aux orphelins de maintenir une structure
familiale et de rester sous l'encadrement d'adultes, mais immanquablement,
les revenus par personne diminuent. Or, près de la moitié de la population
sud-africaine vit déjà sous le seuil de pauvreté.
Chef de famille a 16 ans
L'autre partie des orphelins se retrouve à la mort de leur dernier parent
sans aucun adulte dans le foyer. Le chef de famille est alors âgé de 10 à 18
ans avec toute sa fratrie à assumer. C'est le cas de Pumlani, 16 ans. A une
cinquantaine de kilomètres de Durban, en territoire zoulou, Pumlani habite
dans une petite maison ronde faite de brique et de chaume sur les flancs
d'une colline. Il a perdu sa mère du sida il y a juste une semaine.
L'adolescent n'a pas eu le temps de faire son deuil car il est devenu
responsable de son foyer, responsable de sept enfants de 3 à 14 ans, dont
deux cousins recueillis à la mort de leurs parents.
Mais sa maturité est venue bien plus tôt : "J'avais déjà des responsabilités
avant, quand ma mère était gravement malade", explique-t-il, les yeux
graves. Le bon élève, sans aucun retard scolaire, ne va plus en classe
depuis l'année dernière. "J'aime l'école, j'aimerais devenir électricien.
Mais quand mon père est tombé malade, nous n'avions plus assez d'argent pour
payer les frais scolaires."
Pumlani a commencé à travailler dans les chantiers de construction, en
donnant des coups de main dès qu'il pouvait. Ses journées se sont retrouvées
de plus en plus chargées.
"Tous les matins, je prépare les enfants. Je me
réveille tôt pour aller chercher de l'eau dans la rivière, puis je réveille
les petits, les lave, leur fait à manger et les envoie à l'école."
Avant le
décès de sa mère, il allait ensuite travailler, laissant le dernier de 3
ans, trop petit pour l'école, avec la malade.
Aujourd'hui, l'ONG God's golden acre, l'a pris en charge. Elle lui fournit
de la nourriture et lui promet paiement des frais scolaires et uniformes
pour lui et sa fratrie à la rentrée prochaine. Pour que le petit dernier ne
reste pas seul dans la maison, l'ONG lui a trouvé une place dans la
maternelle qu'elle a mise en place dans la vallée. Pumlani en est ravi, même
s'il ne sait toujours pas comment il va réorganiser ses journées pour
endosser ses rôles d'élève de seconde, et de chef de famille nombreuse.
Baissant les yeux, il avoue :
"parfois je ne me sens pas à la hauteur. Je
n'en peux plus. Dans ces moments, je m'isole pour que les enfants ne me
voient pas."
Ses frères, sœurs et cousins n'ont jamais cessé d'aller en classe, mais sans
paiement des frais scolaires, ils n'évoluaient pas. Car si officiellement
l'école publique est ouverte à tous, l'exonération des frais d'inscription
n'existe pas en zone rurale. Pourtant, dans les écoles des vallées de la
région, la majorité des élèves ont perdu au moins un de leurs parents à
cause du sida et ne paient pas les frais d'inscription.
Continuer à aller à l'école
A Mophela, seuls 300 sur les 800 écoliers apportent leur contribution
annuelle, 40 rands (5,1 euros), à l'établissement. Les autres ? "Ils n'ont
aucune note, confie une professeure de CE1, ils ne peuvent pas progresser.
C'est un sujet très sensible ici." Dans sa classe, 60 élèves, contre 11 en
seconde. Et leurs âges varient de 7 à 12 ans. Le problème des directeurs
d'école en zone rurale est leur manque de financement. Les frais
d'inscription permettent de payer toute la maintenance et les fournitures
des établissements.
Dans l'école voisine de la vallée de Kwa Qimba, la
directrice-adjointe s'insurge : "Je sais que les enfants doivent avoir le
droit à l'éducation mais le gouvernement ne donne aucune contrepartie." A
cela, il faut ajouter les écoles qui rejettent les élèves sans uniforme, ou
dans celles qui les acceptent, les adolescents qui ne supportent pas
l'ostracisme né de leurs vêtements dépareillés.
Mais pour l'instant, les chiffres officiels ne montrent pas de baisse
dramatique de la scolarité.
"Au Zimbawe, le taux de scolarisation avait
atteint 93% dans les années 1990, explique Per Engelak, directeur de
l'Unicef pour l'Afrique Australe. Aujourd'hui il est de 68% et cette chute
s'est faite en deux ou trois ans." Le pays voisin de l'Afrique du Sud avait,
en 2003, 980.000 orphelins du sida. Misiak Elias, directrice de l'Unicef
Afrique du Sud ajoute : "Ici, cette baisse arrive, on la voit. Mais les
chiffres datent de trois ans, où la scolarisation allait encore."
Criminalité, drogue et prostitution
Un autre grand problème récent auquel doivent faire face les communautés est
la montée de la criminalité chez les enfants. Le chef Mlaba, dirigeant selon
les coutumes zouloues de la vallée de Kwa Qimba, l'observe depuis quelques
années. "Les garçons se tournent vers la petite criminalité, les vols
d'autoradios ou de téléviseurs..." Le chef traditionnel s'occupe lui-même de
13 enfants, six de ses frères et sœurs et leurs conjoints ont été victimes
du sida. "Quand personne ne s'occupe de vous, vous pouvez rencontrer les
mauvaises personnes qui vous entraînent sur de mauvais chemins."
Sabelo, le jeune adolescent devenu mendiant en ville, semble encore y
résister. Mais il croise à longueur de journée des groupes d'enfants les
yeux mi-clos, n'étant plus que des fantômes d'eux-mêmes. Ils aspirent
frénétiquement dans des bouteilles en plastique ou des briques de carton
qu'ils tentent de cacher sous leurs pulls étirés. La colle. Dès le réveil.
Pour les filles abandonnées, ou affamées, la solution est souvent la
prostitution. Le chef Mlaba témoigne :
"Elles ne restent pas ici, mais vont
à la ville, surtout à Johannesburg. L'argent est plus vite gagné... et le
pire c'est que sans le préservatif, c'est plus cher."
Je dis toujours "non"
Gugu, 11 ans, vit dans un township de Johannesburg, Khumalo. Sa maison n'est
en fait qu'une accumulation de planches de tôle, de palettes de bois et
autres matériaux de récupération, comme toutes les habitations des 12.000
résidants de Khumalo. Ici les rues ne connaissent pas le goudron et n'ont
pas de nom. Dans un tel site informel et illégal, la police ne se déplace
que très rarement. Et Gugu, orpheline de père et mère, lutte tous les jours
pour ne pas finir dans les hôtels sordides des quartiers du centre-ville,
devenus de vrais bordels. "Sur le chemin de l'école, il y a une femme,
appelée Jabulan, qui nous dit "viens dans ma voiture, tu gagneras de
l'argent", mais je sais ce qu'elle veut. Je dis toujours "non", claque la
petite fille d'un ton sec. J'ai une copine qui la suit des fois, pour
l'argent. Mais mon grand-frère m'a tout expliqué."
Une légende tenace
Ce grand-frère n'a que 15 ans et c'est le seul 'grand' qui veille sur Gugu
depuis l'année dernière. Dans Khumalo, il fait un bien maigre rempart contre
l'assaut des voisins, des bandes de garçons ou même de policiers
malintentionnés. Et une légende tenace vient encore noircir le tableau :
coucher avec une vierge guérit du sida. Dès l'apparition de la maladie, la
légende a envahi l'Afrique du Sud. Aujourd'hui, selon Gumula, travailleur
social à Soweto, une personne sur dix y croit encore.
Gugu, comme Pumlani, le chef de famille de 16 ans, survivent grâce à l'aide
d'ONG, nombreuses dans le pays. Mais elles-mêmes saturent : elles doivent se
restreindre à aider un nombre limité d'orphelins et la plupart luttent tous
les jours pour trouver de quoi les nourrir. De plus en plus de gamins comme
Sabelo, l'enfant des rues, se retrouvent complètement abandonnés.
Un enfant sur dix sera orphelin
Et les chiffres continuent de s'affoler : les estimations de l'Unicef, plus
basse que celle des autres ONG, prévoient 1,7 millions d'orphelins du sida
en Afrique du Sud en 2010, soit plus d'un enfant sur dix. Les conséquences
de ce phénomène sont encore inconnues. "Il n'y a aucun précédant dans
l'Histoire, affirme Per Engebak directeur de l'Unicef pour l'Afrique
australe. Et l'Afrique du Sud, comme toute l'Afrique australe, n'a pas
encore atteint son paroxysme de taux de prévalence du sida. Le phénomène des
orphelins est d'autant plus loin de, lui, connaître son paroxysme qu'il est
décalé de 10 ans - le temps que la maladie se déclare et que
le parent
décède. Aujourd'hui, le pire est encore à venir..."
Cécile Bontron
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