Enjeux internationaux
(21 juin 2012)
Le casino agricole
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© Solidarité mondiale |
La riposte
internationale s'organise contre l'accaparement de vastes territoires
agricoles dans les pays du Sud, connu pour étouffer la petite paysannerie.
La balle est dans le camp des Etats et des ONG. Mais aussi dans celui des
consommateurs européens. A nous de prendre conscience, par exemple, que les
agro-carburants ne sont pas une solution miracle contre la flambée des
produits pétroliers.
Les bonnes
nouvelles à propos du Sud sont trop rares pour ne pas être soulignées.
Surtout lorsqu'elles concernent l'avenir de millions de petits paysans et de
leurs familles. Au début du mois de mai, le Comité pour la sécurité
alimentaire (CSA), une instance de l'ONU récemment réformée en profondeur, a
adopté une série de textes(1) susceptibles de ralentir un
phénomène inquiétant: l'accaparement de terres agricoles à très vaste
échelle par des Etats et des entreprises, avec l'aide de fonds
d'investissements privés.
Ce phénomène n'est pas neuf, mais il a connu une
accélération foudroyante ces quatre dernières années. D'après une récente
estimation du Cirad(2) et de diverses organisations non gouvernementales
(ONG), près de 70 millions d'hectares – soit trois fois la superficie de la
Grande- Bretagne – ont déjà abouti à des transactions, mais 200 millions
d'hectares au total seraient en cours de négociation.
Les causes de
l'accaparement sont multiples. D'abord, certains pays, effrayés par la
volatilité des prix agricoles, souhaitent se mettre à l'abri des mauvaises
récoltes pour l'avenir, en externalisant leur production alimentaire. C'est
ce que font, par exemple, les pays du Golfe en Afrique orientale. Ensuite,
pour contrer la flambée du baril de pétrole, les pays européens et
l'Amérique du Nord veulent favoriser la culture d'agro-carburants, ce qui
contribue à renchérir le prix de la terre agricole. Troisième facture
explicatif : la perspective de l'épuisement des ressources naturelles face à
la poussée démographique mondiale. Enfin, l'accaparement des terres est
également favorisé par la spéculation, qui voit l'intérêt pour les denrées
alimentaires se financiariser toujours davantage.
Expulsions larvées
Les
directives adoptées au Comité pour la sécurité alimentaire prévoient la
nécessité de respecter les droits fonciers des paysans vivant sur les terres
concernées. Car le problème est bien là : “L’achat des terres a souvent lieu
dans des zones à densité de population très élevée, et non pas sur les
terres dites ‘en friche’ ” souligne Markus Giger, du Centre pour le
développement et l'environnement de l'Université de Berne en Suisse. En
fait, une mécanique infernale s'enclenche bien souvent : les paysans sont
tantôt expulsés ou expropriés à des conditions très défavorables, tantôt
tolérés par les nouveaux propriétaires. Mais leur présence ancestrale à ces
endroits, qui n'est attestée par aucun document officiel (la terre
appartenant à l'Etat), est profondément perturbée par l'arrivée des nouveaux
propriétaires : les troupeaux n'ont plus accès à l'eau comme auparavant ;
l'irrigation des cultures ne peut plus être assurée; les pistes, chemins et
lieux sacrés sont détruits ou modifiés, etc.
Face à de tels bouleversements,
les communautés locales de paysans, isolées, sont impuissantes et peinent à
se faire entendre. Certaines transactions commerciales sont minées par la
corruption. Au final, le maintien des cultures vivrières (qui bénéficient
aux gens du cru) est rendu de plus en plus difficile, ce qui déstructure
profondément les économies locales. Les cultures paysannes sont remplacées
par des cultures industrielles, destinées à l'exportation, particulièrement
le riz, le blé, le palmier à huile, le jatropha(3)... Au final, agriculteurs
et éleveurs n'ont plus qu'une solution: quitter leurs terres et gonfler les
populations des villes. Ou des bidonvilles…
2 milliards de paysans concernés
Lors d'une conférence-débat organisée récemment par la plateforme Nord-Sud
de Watermael-Boitsfort, Olivier De Schutter, le Rapporteur spécial des
Nations-Unies pour le droit à l'alimentation, a insisté sur le rôle des
Etats dans la protection de leur petite agriculture familiale. “Dans ce
siècle qui ne fait que commencer, elle remplit des fonctions indispensables.
En effet, elle produit des denrées alimentaires peu transformées et à un
prix abordable: cela contribue à la sécurité alimentaire. Elle réduit
également la dépendance des cultivateurs et leurs familles – soit deux
milliards d'individus dans le monde – face à la volatilité des prix
mondiaux. Elle favorise le développement rural, ce qui est une bonne chose
puisque les villes ont de plus en plus de mal à absorber la main-d'œuvre
venue de la campagne. Enfin, les petits agriculteurs injectent leurs revenus
dans l'économie locale, ce qui a un effet démultiplicateur de lutte contre
la pauvreté et la faim”. Et Olivier De Schutter de rappeler, à l'instar de
la Banque mondiale elle-même, que l'agriculture familiale est plus
productive à l'hectare que l'agriculture intensive !
Le rôle des ONG
Les
directives adoptées récemment par le CSA ont un inconvénient de taille :
elles ne sont pas contraignantes. Il revient aux Etats de les mettre en
œuvre. “Décemment, les gouvernements du Sud ne peuvent plus, aujourd'hui,
voter des directives généreuses dans les instances internationales et
revenir ensuite vers leurs populations comme si de rien n'était, explique le
Rapporteur de l’ONU. Il leur revient dorénavant d'encadrer les
investissements et de protéger les droits coutumiers et les droits d'usage
des terres. Le rôle des ONG pour faire pression sur les gouvernements est
fondamental. Ce combat ne fait que commencer”. Mais Olivier De Schutter
n'épargne pas les pays du Nord qui, comme l'Union européenne, doivent
absolument revoir leurs politiques de soutien aux agro-carburants à la
lumière des directives du CSA. D'autant plus, rappelle-t-il, que c'est en
Europe que sont localisés beaucoup de fonds d'investissements intéressés par
ces nouveaux débouchés.
// PHILIPPE
LAMOTTE
(1) Il s'agit des
“directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes
fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts”.
(2) Le Cirad : Centre international de recherche
agronomique pour le développement.
(3)
Le jatropha est une plante des régions semi-arides. Aussi appelée “Or vert”,
elle produit une huile aux propriétés comparables à celles du diesel.
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