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Un père à la mer

 

Dès que je suis entré au Café Mondo, notre lieu de rendez-vous habituel, j’ai été envahi par une vague d’enthousiasme, de bien-être, de bonheur. Paul, pour la première fois, était arrivé avant moi. Installé à ses côtés, au bar, un jeune garçon chez qui on devinait l’homme en devenir. Et de dos, déjà, leur ressemblance était frappante dans l’inclinaison légère des épaules. Le père et le fils enfin réunis! Paul avait donc décidé de ne pas abandonner au hasard, cette espèce de chat qui se joue de nous comme d’une souris, le soin de déchiqueter plus encore sa vie.Je me souviens de notre soirée de fin de vacances, l’été dernier. Paul en était à son troisième verre de whisky et il gardait toute sa présence d’esprit. Il fait partie de ces êtres chez lesquels l’alcool paraît ne pas avoir d’effet. Imbibé, il continue de parler avec clarté et lucidité, seul un léger surcroît d’enjouement à son habituel dynamisme pourrait trahir un début d’ébriété. Paul a toujours produit sur moi un subtil attrait. Comme toutes les personnes à la fois exubérantes et nimbées d’un discret mystère. Il faut dire qu’il joue habilement de ses capacités de séducteur, jusque dans son habillement qu’il sélectionne méticuleusement. Des chaussures impeccables (je regarde toujours les chaussures en premier chez un homme), de la marque italienne Legello, un pantalon à pinces Vancouver, une veste estivale Diego Rimello, la chemise à manches courtes frappées du sigle de l’hirondelle, la montre espace Ariane et surtout, surtout, un rasage à faire pâlir d’envie toutes les marques de rasoirs possibles et imaginables. Cette peau glabre à nulle autre pareille résulte d’une technique assez personnelle qui consiste pour Paul à se raser sans miroir. Tout en passant son appareil de la main droite, il suit le profil de son menton et l’arête du visage de la main gauche, laquelle décèle le moindre poil rebelle. Son oreille est à l’écoute du plus léger crissement. Tant et si bien que ce repérage ne laisse pas la moindre parcelle hirsute. Cette perfection est en harmonie avec le sourire jovial et franc que Paul a l’habitude d’arborer.

J’
ai rencontré Paul il y a maintenant sept ans, à La Panne, station balnéaire belge. Etrange nom pour passer nos séjours estivaux et qui a pour origine les vallées de dunes qui entourent la cité, alors que dans mon esprit le mot a longtemps évoqué les petites mares que la mer laisse à marée basse en se retirant de la plage. Je n’ai jamais côtoyé Paul ailleurs que dans cette ville. Une amitié de vacances en sorte, comme on parle d’amours de vacances. Pourtant, au départ, tout tendait à nous séparer: nos caractères, moi taciturne, voire misanthrope, lui séducteur, à la sympathie généreuse; nos physiques, moi rondouillard, d’une allure ingrate, au visage blême, lui musclé, vif, élancé, toujours bronzé; nos apparences, moi un peu convenu, classe moyenne, limite beauf, lui sapé dernier cri, extrêmement raffiné, cultivant le bon goût comme une seconde nature; nos moyens, moi calculant quotidiennement au plus juste, lui la main sur le portefeuille, systématiquement attiré par les produits de luxe; nos vies sociales, moi bon père de famille accompagné de sa marmaille dans ses déplacements, proche du chef de troupe scoute, lui éternel jeune homme dont la seule compagnie, moi excepté, était celle de femmes aussi jolies qu’éphémères. Je le voyais d’ailleurs plus à sa place à Knokke-le-Zoute, rendez-vous des fortunes du plat pays, qu’ici.

C
e qui n’a jamais manqué de m’intriguer: cette fidélité qui nous lie, mais surtout que lui m’accorde alors qu’il semble disposer de tout ce que je n’ai pas. Et que j’envie. Chacun exerce sur l’autre une étonnante fascination, jamais prise en défaut. Je pense qu’il apprécie ma simplicité, tandis que m’attirent sa faconde et sa manière de juger les hommes sans jamais les condamner. Lors d’une de nos premières rencontres, il m’expliqua qu’il croyait dans chaque homme tout en se méfiant de lui. Il cherchait et trouvait sans peine d’abord le positif, mais savait que son appréciation pouvait basculer de manière inattendue. “Que sait-on de ce qui se trame derrière un visage?”, m’interrogea-t-il, bien qu’il me sembla qu’il se posait plutôt la question pour lui-même. “Moi, continua-t-il, j’ai exploré le mien des années durant dans le miroir de la salle de bains. Je scrutais la moindre déformation, les mouvements presque invisibles de la peau, toute cette vie sous-cutanée que l’on croit maîtriser, mais qui se déroule indépendamment de nous. J’observais avec une pointe d’angoisse le travail de la vieillesse. Je m’ingéniais à me décocher mille grimaces, à me façonner autant d’apparences. J’auscultais sur mes traits les apparences de la tristesse, de l’ironie, du mépris, de la colère, de la séduction… Cela m’a servi bien des fois”, finit-il en me décochant un sourire entendu. Il y eut un long silence entre nous. Une sorte de pause s’était installée entre les consommateurs du Café Mondo. L’endroit, qui avait été un des plus fameux de la côte avec ses boiseries, ses décorations, ses sols authentiques et sa verrière, était entré dans une sorte de nostalgie léthargique. La musique seule ne s’alanguissait pas.Paul reprit ses confidences au rythme de cette ambiance feutrée: “Est venu un jour où je n’ai plus pu me regarder dans un miroir. J’étais marié, j’avais un fils de six ans à l’époque, je gagnais beaucoup d’argent en travaillant dans une coopérative agricole où j’étais chargé de trouver des marchés pour les fermiers de notre région. Puis, tout a capoté. Des dividendes n’ont jamais été versés, ils avaient disparu dans la nature. Les administrateurs, moi compris, ont été poursuivis. Nous nous sommes soupçonnés les uns les autres sans que le coupable ne puisse être clairement identifié. J’ai été condamné à deux ans de prison. Ma femme ne l’a pas supporté, elle aussi a disparu dans la nature, avec bagages et enfant. Je ne les ai plus revus de toute la période d’incarcération et, à ma sortie, je n’ai pas osé renouer le contact. Mon fils a grandi loin de moi. Que lui avait-on raconté sur mon compte? Que devait-il penser de moi? Que je l’avais abandonné? Que j’étais mort peut-être? Qu’il n’avait aucune espèce d’importance à mes yeux? Chaque matin, je me suis posé toutes ces questions… Je n’osais plus me regarder dans le miroir. Je n’acceptais pas ma situation, mais je ne faisais rien pour la changer. J’aurais pu essayer de retrouver la trace de mon fils, lui écrire au moins, consulter mon avocat, mais ma vie avait basculé sans que j’y comprenne quoi que ce soit. Je me sentais coupable sans l’être. Un fossé s’était creusé et l’énergie pour le traverser me paraissait insurmontable. Alors, je me contente de revenir ici: les deux dernières étés que nous avions passés en famille, nous avions loué un appartement sur la digue. Mon fils était aux anges. La plage était à nos pieds et moi aux siens. Depuis, je reviens chaque année dans l’espoir de le rencontrer. Par hasard. Mais le hasard offre rarement ce genre de cadeau. Un ami m’a un jour dit que le hasard n’était finalement que ce que nous voulions bien en faire. Je crois qu’il avait raison. Et comme je ne fais rien…” Emu par son air abattu, je fixai les yeux sur la statue d’Hercule portant le monde et qui trône sur le trottoir devant la vitrine du café.Le voici donc devant moi. Il ne m’a pas encore vu. Je peux profiter de l’image de leurs retrouvailles, de cette réconciliation d’un homme avec lui-même. Il a enfin décidé de bousculer son inertie, de ne pas laisser ses sentiments, sa vie entre les mains de la destinée. Je me sens bien pour lui. Pour eux. Comme s’il le devinait, il vient de m’apercevoir dans le miroir qui trône derrière le bar et se retourne, le visage rempli d’un bonheur simple, sans calcul ni artifice. Il se lève, vient vers moi, m’embrasse, me prend par les épaules et me conduit vers son fils.

A
vant de le rejoindre, il a le temps de me glisser à l’oreille: “C’est lui qui a bousculé le destin. Très simplement. Il a pris la décision un jour – mais la décision a tenu dans une fraction de seconde - de sonner à ma porte. Depuis six ans, il passe chaque samedi devant chez moi pour se rendre à un cours de peinture. Il a toujours su où j’habitais, mais n’était jamais parvenu à franchir le seuil. Jusqu’à ce mois de juin… Lui-même n’a pas su me dire pourquoi… Mais quel bonheur!”Son fils. Une ressemblance indéniable. Comment ces deux-là ont-ils pu vivre si longtemps loin l’un de l’autre? “Nous voilà partis pour les meilleures vacances, on va sacrément en profiter, me dit Paul. Je te présente mon fils, Frédéric. Tu n’auras pas de mal pour retenir son prénom”, sourit-il. Effectivement, je ne peux cacher mon étonnement, une sorte de contentement amusé. Frédéric, comme moi.
Michel Torrekens