Recherche :

Loading

La rédaction

Notre histoire

Newsletter

Nous contacter

Une erreur dans votre adresse postale ?
Signalez-le

Actualité

Culture

International

Mutualité Service

Santé

Société

Nos partenaires

Visitez le site de la Mutualité chrétienne

Conte de Pâques

Je l’appellerai Pascal (3 avril 2003)

Jeudi. Tout le jour, à grands coups de truelle, Adam a rempli les crevasses de sa maison. Voilà que les blessures de l’hiver s’effacent de la ferme où la lumière jaillit du travail des mains. Sur les murs, dans le chant des laines et des corridors, entre les poutres d’anciens fenils et les terrines des paysages quotidiens, les couleurs n’en finissent pas de renaître et d’enfanter des espaces nouveaux.Jeudi. Dans la cuisine, sous la voûte des mains, le jour se travaille au rythme de la boulange. La femme d’Adam est au pétrin, au four, aux fourneaux,… Ce soir, il y aura du pain pour Jacques et Jean, Mathias et quelques autres. Quand le vent du Nord finira par se taire, le pain sera prêt à rompre et le vin bon à tirer.Vendredi, tôt matin, Adam a rejoint son atelier. C’est là qu’il pétrit de ses couleurs la toile de l’existence. Au pinceau, au couteau, à la main et au fusain …Vendredi, Adam est à pied d’œuvre. Il y a autour de lui, à travers et malgré lui, une foule présente qui l’oppresse. A lors, saisissant les couleurs de la pointe du couteau, du plat du pinceau ou d’un revers rageur, Adam accouche à la croisée de son destin. Tout est convoqué à l’heure du jugement. Ombreuses foultitudes des affres du passé, pastels d’entre deux mondes, nuages d’entres deux bombes, lavis Auschwitz et sépias d’Afrique australe,… C’est la légende des siècles qui prend le chemin du présent, qui précède, bouscule, qui enserre de toute part. Ils sont là de tous les continents : ils veulent tous voir, sentir, toucher,… ou du moins entendre. Le sang éclabousse ou le rouge d’un manteau, les formes se juxtaposent du difforme au sublime, du cassé au rompu, du brisé au mortel, dans l’eau d’un regard, une main tendue et les chênes qu’on abat… Les bouches sont muettes au carré. Les regards se perdent aux frontières du tableau. L’espace barbelé des libertés contenus circonscrit un instant l’aire vierge d’une question.Adam peint à corps perdu. Il est huit heures. Neuf heures. Dix heures. Midi bientôt. Il peint toujours. Crucifié à sa toile, dirait-on. Midi passe : il n’a rien mangé. Trois heures est là, l’heure déjà, et il se laisse affamer comme les reflets exsangues de civilisations épuisées dont il tricote l’horizon. Adam achève méticuleusement son tableau. A la pointe sèche.L’encre achève la giclée des terroirs où travaille l’histoire des hommes. Mais Adam reste là, indécis, inquiet : il manque quelque chose.Il est monté quarante jours vers cette heure, porteur d’une parole qui le propulse, lui fait mal au cœur, déchirant son talent, désoeuvrant sa technique. Il se sent renvoyé aux quatre vents de sa toile, alors qu’au cœur du tableau, il lui semble ans cesse esquiver quelqu’un ou quelque chose. Qui ? Quoi ? Ni Auschwitz ou Hiroshima, ni Beyrouth ou Kaboul, ni Sarajevo ou les Twin Towers, ni les visages d’hôpitaux accrochés aux cathéters de comme à la vie, ni les angoisses des mères ni les files des chômeurs qui se profilent en travers de l’œuvre… Non, non, le chemin y est avec toutes ses stations, les larrons en foire, les soldats du parterre, les Madeleine et les Pierre,… Adam n’a pu se coucher. Il est perplexe. Il reste là, désespérément las.Le samedi passe. Il demeure en silence. Pétrifié, absent. Tendu vers qui ou quoi ? Sa compagne ne l’a pas bousculé : il faut attendre. Eve sait qu’il faut attendre encore. Elle l’observe en silence attendant qui ou quoi ?Est-ce encore samedi, est-ce le premier jour de l’autre semaine ? Un crissement de pneus s’est fait entendre. La porte d’en - bas grince. Un enfant est entré. Il trouve le chemin du grenier. Il s’approche en silence. Il dévisage le tableau, ses ors et ses cendres, et les traits lumineux des deux, des fièvres et des danses. Il lit longuement les traits des visages, les syllabes des gestes, puis, lentement, il pose sa main sur l’épaule d’Adam : “ Tu sais, il n’est pas mort Jésus. Il vit en toi, dedans. Même quand tu souffres ou surtout. ”Alors, d’un coup, Adam reprend ses couleurs et, en quelques touches, inscrit la tête blonde de l’enfant au cœur du tableau, point d’orgue de lumière… La foule en exode a trouvé son orient. Le crucifié absent du vendredi d’apocalypse rencontre le regard d’un enfant.“ Je l’appellerai Pascal ”, dit Adam.

Michel Kesteman