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Conte  ( 7 juillet 2011)

 

La visiteuse en hôpital

 

D’abord, mon pas dans le hall et dans les couloirs, un pas qui résonne pour moi seule. Un pas anonyme qui, au fil du trajet, devient un pas attendu. A proximité de la chambre, mon pas change. Je ne sais s’il devient plus marqué ou plus léger. Ma respiration se modifie. Plus rapide ou plus profonde, c’est variable. J’ai beau être visiteuse depuis deux ans, je ne m’y fais pas. Et c’est très bien ainsi. A chaque visite les mêmes émotions, les mêmes incertitudes. Ne pas savoir où l’on va, quel sera l’échange. Les états de santé sont si changeants. Et que dire alors quand il s’agit d’un nouveau patient. J’ai rendez-vous avec des hommes ou des femmes. Parfois le rendez-vous se déroule pendant les heures de visite, parfois en dehors. Certains patients préfèrent que la famille ignore tout de la démarche. D’autres n’hésitent pas à me présenter. Le premier contact représente toujours un moment particulier. Mon regard qui cherche le numéro de la chambre puis, à l’intérieur, le lit. A gauche ? A droite ? Mes yeux qui, du pied du lit, remontent vers le corps et le visage. Mon regard ascendant, rampant, jamais franchement orienté vers la tête de lit. Mon regard qui se prépare. Tout mon corps se prépare, car il faudra ensuite agir. Prendre sa respiration et se lancer. “Bonjour, je m’appelle Maryse, je viens vous rendre visite”. Agir et, en même temps, veiller à ne rien trahir du sursaut ressenti à chaque fois. Face à la découverte d’un nouveau visage. Plus ou moins émacié. Parfois appareillé, assisté pour la respiration. Des patients plus ou moins allongés. “Bonjour Monsieur. Bonjour Madame”. Chercher à s’asseoir pour égaliser les positions. Passer par l’incontournable “comment ça va ?” Pourquoi n’aurait-il pas droit de cité ici ?

 

***

 

Comment ça va?

Ma toute première expérience de visiteuse m’a amenée à rencontrer la victime d’une agression qui s’est produite lors de son retour à son domicile. Elle venait de saluer l’amie avec qui elle avait passé la fin d’après-midi. Un homme a surgi, silencieux. Il a tiré sur les lanières de son sac. Le geste l’a déstabilisée. Elle est tombée. Son histoire, elle l’avait déjà racontée à l’équipe de l’hôpital, spécialisée dans le stress post-traumatique. Elle avait reconnu la qualité de son travail, mais quelque chose restait en suspens, non dit. Qu’elle ignorait elle-même. Alors on m’a demandé de passer. Elle a répété l’histoire, sans doute différemment. On ne s’exprime pas devant des professionnels comme devant des bénévoles, même si nous sommes formés à écouter. Nous apprenons à ne pas envahir les visités par trop d’optimisme ni de bavardage. Nous reformulons leurs propos. Nous contribuons à leur rendre confiance. S’ils le désirent, ils parlent de la famille, du boulot. Des loisirs. Parler de soi, nous ? Eventuellement, si la question se pose, ou si le propos arrive naturellement. C’est le genre de choses qui se sentent. Au début, il m’est arrivé d’avoir envie de glisser quelques mots à propos de moi. Certains patients me donnaient étrangement le sentiment de ne pas exister. J’étais transparente. Ou j’étais opaque, un mur contre lequel les propos ricochaient. Je ne trouvais pas ma place. J’avais presque envie de partir. Mais ça n’a pas duré longtemps. Nous avons des groupes de supervision pour régler ce genre d’états d’âme. Ce qui ne se règle pas, c’est la question de la motivation. Personne ne sait ou n’ose dire franchement. Chacun tombe dans des motifs bateau. C’est une histoire tellement intime. J’ai rencontré quelques patients chroniques, asthmatiques ou diabétiques, las d’être là pour la nième fois. La différence par rapport à leurs hospitalisations antérieures, cette fois-ci, en toute humilité, c’est moi qui la faisais. J’étais la nouveauté. J’étais Candide. Ensemble, nous introduisions un peu d’inédit dans la situation. Je contribuais comme je le pouvais à relativiser. Ils étaient ici pour un contrôle, pour stabiliser leur état.

 

***

 

Christine, Louis et Marc

Je ne peux m’empêcher de repenser à des cas plus graves qui menaçaient la vie à plus court terme. Des patients cancéreux en récidive. Comme Christine. Des malades du sida chez qui la maladie gagne du terrain tout à coup, de manière inattendue et angoissante. Elle évoluait à bas bruit pour se manifester avec fracas. Il y a eu Louis et Marc, ayant besoin de bavarder de tout sauf du sida. J’ai gardé le contact avec Marc. On se voit régulièrement. Sommes-nous pour autant devenus amis ? Je n’en suis pas sûre. Je me sens prise en défaut dès que je me confie un peu trop. Marc n’en finit pas de maigrir. Il reste serein. Je crois qu’il prend plaisir à nos rencontres. Quand il en a la force, nous nous promenons. Marc n’est pas italien, il parle pourtant beaucoup avec les mains. Parfois les mouvements projettent par terre la bague qu’il porte sur des doigts extrêmement fins. Il prend le temps de la ramasser. Il ne renonce pas à la porter. Il est coquet, sans doute. Les bagues sont aussi des formes de souvenirs qu’il garde rivés à lui, contre vents et marées.

 

***

 

Parler avec les yeux

Et puis il y a eu Laurent. Laurent est arrivé, dans toute son immobilité. Il séjournait aux soins intensifs. Je n’ai pas trouvé cela étrange que l’hôpital me demande de rendre visite à un homme quasi inconscient. C’est la première fois que la sollicitation émanait d’un service et non directement de la personne elle-même. Je n’ai pas le souvenir d’en avoir beaucoup discuté avec le personnel des soins intensifs. Comme si c’était entendu. Comme si ça allait de soi alors qu’objectivement, il y aurait eu matière à discussion. Laurent souffrait des séquelles d’une pneumonie. “Comment ça va”, bien sûr que je l’ai demandé à Laurent. Je l’ai murmuré plutôt. Il ne pouvait pas répondre mais il pouvait entendre. Et puis c’est faux de dire qu’il ne pouvait répondre. Il a répondu avec les yeux. Et moi je lui ai adressé un petit clin d’œil en retour. Puis je me suis assise. Evidemment, la communication était minimale. Le temps de la rencontre aussi. Un quart d’heure maximum. Je lui ai parlé de sa pneumonie, maintenant sous contrôle, et un peu du temps dehors. Il s’est assoupi. J’ai écouté ces machines qui l’entouraient et parlaient pour lui. J’ai croisé les doigts jusqu’à la prochaine fois. La fois suivante, je me suis autorisée à regarder son corps. Son short dévoilait des genoux extrêmement maigres. Ses jambes avaient l’épaisseur de mes bras et pourtant je ne crois pas être grosse. Ses bras auraient pu être ceux d’un enfant de huit ans. Je suis revenue et Laurent, doucement, revenait à lui. A l’hôpital, on apprend la patience. Les malades l’apprennent. Beaucoup de patience mâtinée d’un indispensable effort. Et d’un peu de foi aussi.

 

***

 

Les corps qui parlent

C’est au regard que j’ai vu que l’état de Laurent commençait à s’améliorer. Rien de changé dans les cuisses ou les bras, mais une lueur dans le regard qui n’y était pas la fois d’avant. Ses yeux plus clairs. Un mouvement de la tête plus marqué. Et moi parlant de lui. Et moi parlant de moi, un peu. Moi parlant pour deux. Du traitement. De son teint. Du trajet pour arriver jusqu’à l’hôpital, du dédale dans lequel je me perds encore, des jeunes poussant un vélo dans les couloirs par crainte qu’on le leur vole s’ils l’avaient laissé à l’entrée. “Vous le poussez votre vélo, promis hein, vous ne montez pas dessus”. C’est ce qu’ils ont dit à l’accueil. J’ai vu une esquisse de sourire sur les lèvres de Laurent. Je meuble mon petit quart d’heure. Je veille à ménager des silences qui sont comme ses réponses. Une fois, mon téléphone a sonné. Aïe, je l’ai vite éteint. “C’est ma fille, j’ai dit, parce que j’ai une fille. Je crois que vous avez des enfants”. Il a eu comme un acquiescement. Et puis est arrivé le jour où Laurent a parlé, me délivrant d’un long monologue. J’ai ressenti un pincement au cœur d’entendre sa voix pour la première fois.

 

***

 

Un premier bonjour

Il a dit : “Bonjour!” Un blanc chez moi. Un doute quant à la légitimité de ma présence. Et puis le naturel est revenu, cette évidence qui fait qu’un être humain a le droit et la légitimité d’être présent aux côtés d’un autre. Comme d’habitude, j’étais camouflée derrière un masque, cachée derrière un tablier, gantée. J’avais un peu plus chaud que d’habitude. Laurent et moi avions le même débit, lent. Nos paroles étaient également étouffées. Ma présence, on ne l’a pas remise en cause. On ne l’a pas commentée. Les visites se sont poursuivies. A mesure qu’il se portait mieux, Laurent montait. Moins un, premier étage, troisième étage. Il a bien connu une rechute qui l’a ramené aux soins intensifs. J’ai eu peur. Lui a mesuré l’ampleur du risque encouru après coup. Et puis il a repris son ascension. Quatrième étage. Les couleurs sont revenues sur ses joues. Les miennes sont toujours aussi rouges sous ce satané masque qui ne m’a pas encore quittée. Mes paroles sont encore et toujours assourdies. Laurent ne s’y fait pas, qui me demande souvent de répéter des tronçons de phrase. Nous parlons peu de nous. Tout juste sais-je qu’il s’est négligé après une rupture sentimentale. Nous parlons du monde. Des Papous. Des Inuits. De Matisse. De chocolat. De l’actualité. De gens que nous connaissons.

 

***

 

Des histoires extraordinaires

de chaque jour

Je lui raconte en riant que, dans l’école de ma fille, des ados se lissent les cheveux, appareil électrique à l’appui, pendant les cours. Il me narre l’incroyable histoire de cet homme futé qui a déposé le brevet pour le coton-tige bien longtemps après son invention, récupérant ainsi moult royalties. Il m’est arrivé de me demander si je devais croire Laurent, mais c’était du temps où il était à l’étage moins un. J’ai failli mettre quelques récits sur le compte des effets des anesthésies subies. Maintenant qu’il est “au plus quatre”, je ne me pose plus la question. J’écoute l’histoire de cet homme qui s’est fait construire une cathédrale gothique en ruine, celle de cet autre qui menait une double vie, prétendant passer ses journées à l’université. Personne n’a jamais su où il se rendait véritablement et cela a duré deux ans. J’écoute comment une femme s’est entichée de Laurent, l’inondant de lettres et de coups de fil, puis passant à la vitesse supérieure et le prenant en filature. Laurent, après avoir beaucoup dormi, partage des récits à dormir debout. Il rêve et m’entraîne dans son rêve éveillé. J’aime croire que la réalité dépasse la fiction. Encore trois mois d’hospitalisation. Une vingtaine de visites à tout casser. Ensuite on prévoit pour lui une cure à cinq cents kilomètres d’ici. Dans le mois, un autre patient aura probablement remplacé Laurent. Je n’ai aucune exigence : ni géographique, ni de profil, ni de sexe. Aucune pathologie ne m’effraie. Aucun pronostic. Les seuls patients pour lesquels je ne serai jamais partante, ce sont les enfants.

// Véronique Janzyk (ecrivaine)


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