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Nouvelle (6 juillet 2006)

La Rencontre

 "Jeune homme, la trentaine, blond et séduisant,...”. Non, ça ne va pas du tout, se dit Luc en mâchonnant son crayon. Pourquoi un homme jeune et séduisant devrait-il avoir recours aux petites annonces? Ce n’est pas crédible. Mais ce n’est pas totalement faux non plus. Je suis encore relativement jeune et pas trop mal. Enfin si on aime le genre grand et un peu maladif. Alors pourquoi avoir recours aux petites annonces? Parce que je suis trop timide, voilà. Affalé sur le skaï vert de la banquette, au fond du bistrot, Luc tapotait distraitement la table de son crayon. Dans un grand soupir, il rassembla ses feuilles éparpillées et glissa le tout dans sa vieille mallette brune avant de lever la main pour réclamer son addition.Derrière le bar, Lila tortillait rêveusement une lourde mèche de cheveux noirs. La vapeur de la machine à café montait en volutes vers le plafond jaune de fumée; les vieux miroirs biseautés multipliaient à l’infini sa fine silhouette drapée de soie rouge. Une fois encore, elle revivait dans sa tête la scène de la veille. Il était quand même incroyablement gonflé, ce type : la planter là parce qu’il y avait du foot à 21h! Ce n’était pas la première fois qu’une entrevue se terminait après quelques minutes seulement, mais d’habitude le gars disait un truc du genre : «Là, j’ai pas vraiment le temps, mais on se rappelle». Décodé, ça voulait dire : «Désolé, t’es pas mon genre» mais au moins ça permettait de conserver un peu de dignité. Tandis que là... Lorsque le grand blond leva la main pour demander l’addition, Lila se dirigea vers le fond du bistrot d’une démarche ondulante, ses longues jupes tournoyant autour de ses chevilles de danseuses. Assis derrière son bureau, dos à la vieille armoire de fer qui renfermait les archives, Luc laissait son regard glisser sur les toits gris des maisons d’en face. Le chef était déjà arrivé et reparti, et normalement, ça les laissait peinards pour la matinée. Hervé, son collègue, mangeait un croissant aux amandes en lisant son journal, sur le bureau juste en face du sien. - Tiens, un truc pour toi, pouffa-t-il, la bouche pleine : «Jeune veuve, petite cinquantaine, élégante et cultivée recherche Monsieur bien sous tous rapports». C’est tout toi, ça, non ? Bien sous tous rapports... Et il partit d’un rire épais, qui laissa filer une miette gluante entre ses lèvres grasses. Il voyait sûrement là quelque chose de très drôle, probablement dans le mot «rapport» qui devait avoir pour lui une connotation crasse. De toute façon Hervé voyait des connotations crasses partout. Luc sentit néanmoins le rouge lui monter aux oreilles. Pas à cause de l’allusion sexuelle, mais du fait que son collègue lui parle de petites annonces, juste en ce moment. Son désespoir se voyait-il tant que cela? Avait-il le profil type à passer une petite annonce? Ou devenait-il complètement paranoïaque? «Homme grand, la trentaine, parano,...». STOP ! Entre les derniers petits-déjeuners et les premiers apéros, il y avait toujours une période un peu plus calme, avec juste Madame Grégoire, la dame au caniche roux, qui passerait prendre un chocolat après avoir sorti Médor. Incroyable, non ? Ce chien devait être le seul au monde à porter un nom si typiquement canin, et qui lui allait si mal. Par contre, et pour rester dans les clichés, ces deux-là se ressemblaient vraiment. Même démarche craintive, même pelisse orange usée jusqu’à la corde. Mais avec une telle douceur dans le regard, une telle crainte de déranger ne serait-ce que l’air autour de soi, qui vous fendait le coeur. Aussi, la vieille dame avait-elle droit à un supplément de chantilly, et Médor à un petit bol d’eau fraîche. Lorsque Lila posa le bol par terre, la dame lui dit, de sa voix hésitante:Alors, pas de lettre d’amour, aujourd’hui?Lila s’y attendait. Chaque matin, Madame Grégoire lui posait la même question. Mais aujourd’hui, la phrase, anodine, qui n’avait d’autre but que de lancer un semblant de conversation lui fit monter les larmes aux yeux.Ho, non, mon petit, ne pleurez pas… De beaux yeux comme ça ne devraient pas pleurer ! Asseyez-vous un instant.Et Lila se laissa glisser sur la banquette que Madame Grégoire tapotait de sa main gantée. Prenant soudain en assurance, elle lui dit d’une voix plus claire :- Je suis désolée, je ne pensais pas toucher un sujet sensible, je vous imaginais des tas d’amants...
- Mais c’est pas des amants que je veux, gémit Leila, c’est un amoureux.Ha, fit sobrement la vieille dame, évidemment c’est tout autre chose...Lorsque Hervé délaissa son journal, Luc fit le tour du bureau pour le récupérer dans la corbeille.C’est la vieille, hein? Je savais que ça t’intéresserait, siffla Hervé en quittant le bureau.Luc lissa les feuilles du plat de la main, et secoua les quelques miettes de croissant glissées entre les pages. Hervé avait entouré de fluo l’annonce qui le faisait tant rire. Elles sont toutes dynamiques et cultivées, ces dames seules, se dit-il en parcourant la page des yeux... Tout à coup, une annonce retint son attention : «Jeune femme, type méditerranéen, aimant la danse et la littérature, cherche Beau Prince pour histoire d’amour». Un Beau Prince... Luc redressa les épaules, bomba le torse, rentra le menton... un Beau Prince... Lila reconnut immédiatement l’enveloppe au-dessus de la pile du courrier matinal. Brune, à entête du journal, elle contenait les réponses à sa petite annonce. Pas bien lourde, l’enveloppe. Glissant un couteau sous le rabat, elle l’ouvrit proprement et en fit glisser la seule et unique lettre qu’elle contenait. Voilà qui allait lui éviter l’embarras du choix. «Chère Princesse ... la trentaine, séduisant, cérébral... propose de se rencontrer ce jeudi au café «La Rencontre», place de Bethléem, à 19h.»Elle connaissait cet endroit, un café-restaurant sur une jolie place arborée du bas de Saint-Gilles. Un bon choix qui leur permettrait de dîner sans façon si les choses se passaient bien. La trentaine, ça correspond, cérébral, pourquoi pas? Séduisant... séduisant..., oh oui, séduisant...Après avoir jeté un coup d’oeil à l’intérieur du café, Luc s’installa à la terrasse. La soirée était douce, les promeneurs s’attardaient sous les marronniers de la place.
Il glissa sa mallette sous la table et commanda un Perrier. Il était en avance, mais il voulait être sûr de ne pas la rater. Le plus difficile avait été d’éviter Hervé à la sortie du bureau, qui l’invitait tous les jeudis à faire un bowling. Ce soir, il avait bien mieux à faire. Deux-trois personnes se dirigeaient vers la porte du café. L’une d’entre elles ne lui semblait pas inconnue, mais impossible de la resituer... Luc déplia le journal qu’il avait acheté pour se donner une contenance et chercha la rubrique spectacle.Lorsque Lila s’installa au bar de «La Rencontre», l’église de la place sonnait sept coups. La salle était vide, excepté le couple entré en même temps qu’elle, et le patron derrière son bar. A la terrasse, il lui avait semblé apercevoir le gars qui vient prendre son café tous les matins, tout absorbé par son journal. Elle commanda un verre de vin blanc et sortit un paquet de cigarettes de son grand sac de cuir fauve. Sale manie, c’est vrai, mais quand on est à deux doigts de rencontrer le Prince Charmant, on a bien le droit d’être un peu nerveuse...Luc avait lu la rubrique spectacle du début à la fin. Deux fois. Et puis la rubrique sport aussi. Il allait attaquer la rubrique financière quand l’église sonna la demi. Une demi-heure de retard... C’est pas possible, elle ne viendrait plus. Il était sûr de ne pas l’avoir ratée, seul le libraire du coin était entré pour boire un coup, après avoir fermé sa boutique. Il glissa le journal dans sa mallette et se dirigea vers le bar pour payer sa consommation. La fille qu’il avait vu entrer était toujours là… Mais oui! C’est bien ça ! La serveuse du bar où il prenait son café le matin ! Voilà pourquoi il avait l’impression de la connaître! Il paya ses trois euros au patron derrière le bar et sortit dans la douceur du soir. La lettre qu’il avait envoyée n’avait pas dû convaincre sa destinataire. Ou alors elle l’avait vu de loin et avait changé d’avis... Deux vins blancs à jeun et quatre cigarettes : Lila trouvait que ça commençait à faire beaucoup. Mais il fallait bien ça pour faire passer ce deuxième fiasco en une semaine...Lila préparait la machine à café pour le rush du matin lorsque Luc se glissa à sa place habituelle, au fond à droite, près de la porte des toilettes. Lorsqu’elle lui déposa son café crème, il ne leva que brièvement les yeux de ses papiers étalés.Bonne soirée, hier? Je vous ai vu à la terrasse de «La Rencontre»...Ha? Oui, merci, j’attendais une amie. Et vous?Pareil, j’attendais un ami.Elle s’éloigna de son pas de danseuse, il tapota la table de son crayon mâchonné.

 Linda Léonard