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Conte de Noël  ( 18 décembre 2008)

 

 

Timothy picoti

 

***

22 décembre

 

Je suis enfin en vacances. Je devrais bondir jusqu’au ciel, exploser de joie. Et je me traîne là, sur le trottoir, mou comme une limace. Mon cartable est trop lourd. Mes jambes sont lourdes. Mon humeur est lourde.

Dans mon cartable, il y a mon bulletin. Pas si calamiteux que ça! Je m’attendais à pire! Ça devrait améliorer mon humeur. Eh bien non. Elle est presque massacrante.

J’arrive chez moi. Je monte les trois étages en soufflant comme une otarie. Heureusement que personne ne me voit! Je pénètre dans le living. Bizarre. Je devine quelque chose de bizarre et d’anormal. Pourtant je ne découvre rien. Que le désordre habituel. Je fais le tour de la pièce. Rien de particulier. Oh! Là… là dans l’aquarium. Le poisson bleu… immobile à la surface de l’eau. Mort. Avec le ventre déjà gris. Je serre les poings. Puis je me retourne. Sur la table, le sel et le poivre. Maman est capable d’avoir versé du poivre dans l’aquarium. Elle a de ces distractions… Plus encore qu’avant.

Mais j’entends justement ses pas dans les escaliers. Elle va entrer. Je crie:

– Maman! Le poisson!

Hein ? C’est ma maman, cette femme aux cheveux jaune canari ? Elle qui a toujours été châtain !

– Tu aimes, Timothy?

– Euh… ben…

– Tu aimes?

– Pas trop.

– C’est pour le réveillon!

– Le réveillon? Mais… ça fait des années qu’on ne fête plus Noël!

Depuis que papa… depuis que papa est au pays blanc. Je serre à nouveau les poings.

– Timothy, regarde ce que je me suis offert!

Pas possible, elle a dû gagner au Lotto. Elle déballe une horreur de robe vert pistache.

Je détourne la tête. Je vais me planter devant le poisson bleu qui va devenir tout gris ou tout blanc.

Maintenant mon humeur est vraiment massacrante.

 

***

23 décembre

 

Je viens de me faire une coiffure en pétard. Ça correspond à mon humeur, toujours aussi infecte.

Puis, je vais me réfugier dans la douche. Je tire le rideau. Je m’assieds et je me recroqueville. Dans ma tête, ça tourbillonne. Pourquoi donc n’ai-je pas envie de fêter Noël? Alors que les trois ou quatre dernières années, j’en crevais d’envie? Pourquoi?

J’entends maman rentrer. Je sors de mon trou.

– Timothy! Viens voir!

Elle dépose des tonnes de paquets sur la table.

– Timothy! Regarde!

Un sapin doré. Pouah. Je n’aime que les vrais sapins.

– Timothy! Regarde!

Elle déploie une nappe orange, décorée de centaines de canards turquoise. Pas de très bon goût, tout ça…

– Timothy! Regarde! Des guirlandes fluos! C’est tout nouveau! Et des bougies musicales! Et j’ai commandé une bûche !

– Pour toi et moi?

– Pour nous et pour nos invités.

– C’est qui nos invités?

Maman s’empare de cinq ou six guirlandes et se met à danser dans le living. Jamais je ne l’ai vue danser. Et où a-t-elle trouvé l’argent pour acheter toutes ces horreurs? Elle qui gagne si peu comme femme de chambre! Voilà qu’elle tourne sur elle-même, chante et se déhanche…

Soudain une pensée me traverse comme un coup de couteau. Je fuis. Je dévale une volée d’escaliers, j’ouvre la fenêtre de l’entresol, je bondis sur une plate-forme puis sur une autre. Alors je fais, avec mon talon, «tac tac, tac tac tac, tac tac» sur le mur de droite. Et c’est magique. Valentine apparaît ! Ma voisine pimbêche et bourgeoise, mais quand même adorable!

On s’installe dans notre recoin, sur notre cageot. Et on se regarde, de très près. Comme à chaque fois. Depuis trois ans, j’essaie de compter ses taches de rousseur. Je n’y arrive pas.

– Timothy… qu’est-ce que c’est que cette coiffure ?

– Coiffure massacrante.

– Timothy… tu es très pâle.

Je ne dis plus rien. L’horrible pensée continue à me faire souffrir, tout au fond de moi.

– Timothy… tu as une sale petite bestiole en toi, hein ? Alors crache-la.

Aucun mot ne sort. Valentine se penche plus encore vers moi et me souffle à l’oreille:

– Timothy pétard, pétard Timothy, dis-moi dis-moi…

Alors ça sort.

– Ce matin j’ai été enterrer le poisson bleu dans le square près du canal.

Ça bloque à nouveau.

Valentine me sourit. Je découvre une nouvelle tache de rousseur entre ses narines. Et les mots jaillissent.

– Valentine, j’ai peur… Je crois que maman a un amoureux. On va sûrement fêter Noël avec ce bonhomme. Et moi j’ai pas du tout envie de rencontrer ce bonhomme. Alors là, pas du tout.

 

***

24 décembre

 

Maman s’active dans la cuisine. Elle renverse une casserole. Qu’est-ce qu’elle est nerveuse!

Il est 19 heures 17. Toutes ces couleurs me rendent malade: le doré, l’orange, le turquoise. Plus le fluo. Moi je rêve de noir. Que du noir, assorti à mon humeur.

Je fixe l’aquarium vide. Puis je fixe les quatre couverts. Pour maman, moi, puis qui? Qui ? Qui? Il paraît qu’ILS arrivent à 19 heures 30.

Je voudrais tellement aller voir Valentine. Mais cette adorable pimbêche est partie ce matin à Marrakech. Avec ses parents pleins d’argent. Et moi je suis là, à me tordre les tripes.

19 heures 30. Pas de coup de sonnette. ILS ne viendront pas!

Maman allume les bougies musicales. Pas de musique, mais un parfum écœurant. Je suis malade.

– Tu es prêt pour la surprise, Timothy?

Non. Je me sens mourir. Et l’affreux maquillage de maman n’arrange rien.

19 heures 40. L’amoureux de maman a dû avoir un accident! Il ne viendra pas!

Drrriiinnnggg… Comme un coup de poignard dans mon ventre.

– C’est moi qui descends leur ouvrir! s’écrie maman. Attends ici!

Je deviens tout froid. Comme un cadavre. J’entends une voix pointue. Une voix féminine. J’entends des pas dans les escaliers. Des pas qui se rapprochent, des voix qui se rapprochent.

La porte s’ouvre. Apparaît une grosse boule de Noël: une femme toute ronde aux joues écarlates. C’est la sœur de maman. Tiens, elles se sont réconciliées, celles-là?

La boule de Noël vient m’embrasser. Je ne réagis pas. Je suis un cadavre.

Mais je sais qu’il y a encore quelqu’un derrière la porte. Maman disparaît sur le palier. Elle a failli tomber à cause de ses talons vertigineux. La porte se rouvre très lentement.

– Timothy… La surprise.

Je ne vois que ça: la main de maman dans la main d’un homme. L’abominable amoureux. Les deux mains ne bougent pas. Moi non plus puisque je suis un cadavre.

Les deux mains. Le bras de l’homme. Le torse de l’homme. Il est costaud, l’amoureux. Le cou de l’homme. Le menton. La bouche. Le nez. Les yeux. Les yeux sont… sont tout humides. L’homme est blême. Il me fixe intensément. Il est immobile. Comme un cadavre. Je crois que j’ai déjà vu cet homme. Oui, ce visage me rappelle quelqu’un… Peut-être qu’il me sourit.

Soudain ma vue se trouble. Maman me saisit par les épaules. Je ne distingue plus rien.

– Timothy chéri… c’est… c’est…

Je suis dans le brouillard. Maman me serre à me faire mal.

– Timothy, c’est ton papa !

Brouillard complet. Je m’écroule sur une chaise. Papa? Papa? Mais papa est depuis longtemps au pays blanc…

Je sors enfin du brouillard. L’homme est toujours là, debout, les yeux tout mouillés, raide comme un piquet. Muet.

À nouveau le brouillard. Ou le cirage! De temps en temps je vois quand même quelques images. Des toasts au caviar. Pouah. Du canard aux dattes. Pouah. Parfois je capte des phrases:

– J’ai raté ma sauce! Désolée.

– Oh! J’ai oublié d’aller chercher ma bûche chez le pâtissier! Désolée.

Une image revient de plus en plus souvent. Le visage de cet homme, en face de moi. Blême, un rien incliné. Les yeux si clairs. Verts? Soudain l’homme sursaute : on entend des sirènes de police dans la rue.

L’homme ne mange rien, ne boit rien. Moi non plus. Drôle de réveillon.

 

***

25 décembre

 

– Si vous alliez faire une petite promenade, vous deux?, propose maman.

L’homme et moi nous sommes toujours muets mais nous obéissons. Je l’entraîne vers le canal. C’est tout près. Comme il est bizarre, cet étranger qui est peut-être mon père. Il rase les murs, il ne marche pas tout à fait droit, il tressaille chaque fois qu’une voiture passe.

On atteint le bord du canal. L’homme fixe l’eau, longtemps, très longtemps. Comme s’il n’avait jamais vu de l’eau… Le pays blanc, ça devait être un asile de fous.

Puis on s’assied sur un banc. L’homme se penche, ramasse une feuille de platane. Il l’examine, la palpe, la hume, la caresse légèrement. Oui, l’asile de fous.

Il enfonce soudain une main dans sa poche, en sort un minuscule paquet et me le tend. Sans un mot.

J’ai les doigts qui tremblotent. J’ôte le papier et je découvre un hérisson en terre cuite. Puis j’entends une voix qui murmure:

– Timothy picoti.

Timothy picoti… Les deux mots réveillent subitement des tas de choses en moi. Quel remue-ménage. Timothy picoti… Mais oui, on m’appelait ainsi quand j’étais petit… Et j’avais oublié!

J’examine le hérisson, j’ose le toucher. Son corps, ses piquants.

– Tu es toujours un peu hérisson, Timothy? Tu dresses souvent tes piquants?

Je rougis, je pâlis. Mon cœur cogne dans tout mon corps. Et je suis toujours muet.

– Timothy picoti, je l’ai fait pour toi.

Je reconnais un moteur. Un moteur de péniche.

– Le bruit d’un moteur de bateau… qu’est-ce que c’est beau…

Maintenant je suis sûr que l’homme, c’est bien mon père. Mais il est fou. Pas de chance.

La péniche s’éloigne. Je prends mon courage à vingt mains.

– Maman m’a toujours dit que tu étais depuis longtemps au pays blanc.

– Au pays blanc?

– Oui. Alors moi j’ai imaginé… un cimetière ou un asile de fous.

L’homme qui est mon père se penche davantage vers moi. J’ose enfin lever les yeux vers lui. Je tremble.

– Non. Ce n’était pas un cimetière. C’était… c’était une prison.

J’ai un choc, mais je ne le montre pas.

– Depuis quatre ans, la prison. Quand j’ai perdu mon boulot de taximan, j’ai fait des conneries. Drogues. Des conneries.

Il y a un silence. J’ai très froid.

– Ce qui m’a aidé à tenir le coup, là-bas, ce sont les visites de ta maman. Mais elle ne voulait pas te dire la vérité.

Je serre le hérisson contre moi.

– Ce qui m’a aussi aidé, c’est de travailler la terre cuite. Ça m’a calmé. J’ai été un bon prisonnier. Bonne conduite.

– Et… et tu es libre?

– Je suis en congé pénitentiaire. Pour deux nuits. Je dois rentrer demain matin. Si tout va bien, je sors de prison le 1er avril.

– C’est… c’est une blague?

– Non !

Soudain il se lève.

– J’ai envie de faire un sprint. Je peux?

– Oui!

Alors il se met à courir de plus en plus vite sur la promenade le long du canal. Il court et il pousse des cris de joie. Tout à coup il s’arrête, s’approche d’un platane, en saisit le tronc, l’enlace. Il a l’air d’embrasser l’écorce… Puis il me regarde, sans bouger. Je suis sûr qu’il me sourit. Alors je bondis comme un ressort, je cours comme un fou vers lui, lui qui ouvre les bras, ouvre grand les bras.

– Papa!

Et de longs bras se referment sur moi. Très fort. Très très fort.

Évelyne Wilwerth

Evelyne Wilwerth, une auteure à découvrir

Évelyne Wilwerth, licenciée en philologie romane, a enseigné le français pendant 9 ans avant de s’investir totalement dans l’écriture.

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