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Conte de Noël  ( 17 décembre 2010)

 

Joyeux Noël, Madame!

Dans l’immeuble, elles sont trois. Une à chaque étage. Irma au rez-de-chaussée, Célestine au premier et Gisèle au troisième. Au deuxième, il n’y a personne pour le moment. Irma habite ici, depuis plus de trente ans. C’est elle, la plus ancienne, et, souvent, Célestine et Gisèle lui reprochent de vouloir imposer sa volonté à cause de cela. Elles craignent que le nouveau copropriétaire la soutienne. Avant, c’était plus facile; Fernand faisait tout pour ménager les susceptibilités. Le nouveau agira-t-il ainsi ?

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Il est le seul à ne pas vivre dans l’immeuble et elles en sont heureuses. Ses chemises à fleurs et ses cheveux longs leur font peur. Sans compter ses idées de partage. Bon sang, pourquoi Fernand est-il mort et pourquoi ses enfants ont-ils vendu son appartement à n’importe qui ? Fernand, c’était leur homme à toutes les trois, celui sur qui l’on pouvait compter. Un robinet qui fuyait, un problème électrique... Il était là. Avec le sourire. Un célibataire qu’elles se partageaient avec jalousie. Célestine était la plus dure : comme elle, Fernand n’avait jamais été marié et elle déclarait avec hargne aux deux autres que, même si elles étaient veuves, elles avaient sur lui moins de droit qu’elle, sa semblable ! Et, soudain, Fernand mourut : un accident cardiaque au-dessus d’une échelle dans l’appartement d’Irma. Emporté dans l’au-delà en quelques secondes. La vie de l’immeuble se métamorphosa. Gisèle, Irma et Célestine se réfugièrent chez elles, sans plus vraiment se parler. Chacune à ronger sa peine et sa rancœur.

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Elles s’observent avec agacement. Irma écoute les rires de Célestine et de Gisèle qui prennent le thé au-dessus de chez elle. Ce n’est jamais Célestine qui monte au troisième; c’est toujours Gisèle qui descend au premier. Et elles frappent du pied sur le sol pour faire comprendre qu’elles sont à deux et qu’elles s’amusent.

L’hurluberlu à fleurs a fait repeindre l’appartement de Fernand par un groupe d’amis. Radio à fond pendant cinq jours, des cris et des chansons paillardes. Elles ont cru devenir folles. Elles ont eu très peur qu’il vienne habiter là, surtout Gisèle et Célestine qui auraient dû se partager les perturbations engendrées par ce jeune fou. Lorsque, par l’intermédiaire d’une affichette orange et noire, elles ont vu qu’il mettait l’appartement en location, elles ont été soulagées. Au moins, ce ne serait pas lui ! Mais qui ? Et leur apaisement passager s’est transformé en une angoisse sourde.

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Elles courent vers la fenêtre, se dissimulent derrière leurs rideaux dès qu’elles perçoivent des bruits de voix dans les escaliers ou dans le hall d’entrée. Elles ont repéré un monsieur respectable qui discutait sur le trottoir avec le propriétaire, un couple dont l’épouse avait un ventre rond comme une mappemonde, une dame entre deux âges. Ils ne sont pas revenus. L’appartement de Fernand n’est pas très grand et un peu vieillot. Autant il s’occupait d’elles trois, autant il prêtait peu attention à son propre bien. Il aurait fallu que ce jeune imbécile fasse mieux que le rafraîchir s’il voulait le louer à des gens honorables !

Ensuite, il y a eu ceux-là. Un homme mal rasé, une femme pauvrement fagotée et trois mômes, dont la plus âgée doit avoir quatorze ans. Elles ont souri : comment pouvait-on songer à louer un aussi petit appartement à cinq ? Trois jours plus tard, elles ont frémi : c’est à ceux-là que l’hurluberlu confiait son bien ! Elles ont observé leur aménagement avec effroi : «Rien que du brol!», a déclaré Irma.  «Ils tirent la misère par les deux bouts», a renchéri Gisèle.

Depuis, elles écoutent, elles observent, elles marmonnent. Célestine a attrapé le copropriétaire dans le couloir et lui a déclaré vertement qu’avant de louer au premier venu, on pensait à ceux qui vivent dans l’immeuble, monsieur ! La réponse de l’hurluberlu  l’a figée : «Et alors, les sans-papiers n’auraient pas autant de droits que vous, madame ?»  Des sans-papiers : le mot a fait le tour des trois appartements : Célestine et Gisèle ont décidé de faire la paix avec Irma. A trois, elles seraient plus fortes.

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Ceux-là les saluent toujours avec beaucoup de politesse. Même la jeune fille de quatorze ans et l’on sait pourtant que les ados... Irma, Gisèle et Célestine doivent convenir qu’ils ne font pas vraiment de bruit. Les enfants rentrent de l’école à l’heure. Les parents restent enfermés à la maison. Tout serait presque parfait, s’il n’y avait l’idée qu’elles se font d’eux et leur fichu violon. C’est le père qui en joue. Des airs de là-bas. Matin, midi et soir. Mais, jamais rien après vingt-deux heures: ça les empêche d’appeler la police. Elles se sont déjà dit qu’il suffirait d’un coup de fil aux forces de l’ordre pour que ces gens-là se retrouvent saucissonnés dans un avion. Mais elles n’ont pas osé. Peut-être parce qu’au fond d’elles, il reste un brin d’humanité. Irma a quand même précisé que s’ils la dérangeaient, elle n’hésiterait pas.

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Le violon est devenu une habitude. Leur voisin a du talent. Peut-être avait-il un travail là-bas ? Il parle à peine français. Il s’exprime avec des sourires. L’adolescente est celle qui se débrouille le mieux, mais elle n’est guère bavarde. Elle longe les murs, la tête basse. Elle est pourtant jolie, très jolie. Mais si mince. Et si triste.

Parfois, elles entendent qu’ils rient. Souvent après une prouesse musicale du père. «Musique de marioles !» songe Gisèle. Lorsqu’elle descend chez Célestine, les nouveaux locataires deviennent le sujet unique de leurs conversations. Elles ne pensent même plus à Irma dont elles aiment tant dire du mal. Gisèle et Célestine restent bloquées sur les faits et gestes de ceux-là. D’où viennent-ils, pourquoi ne leur donne-t-on pas de papiers ? Entassés à cinq dans un appartement pas plus grand que le leur où elles peuvent à peine empiler leurs bibelots. Elles se sentent un peu honteuses, mais, comme le dit Gisèle, «on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, n’est-ce pas ?!»

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Noël est proche et il commence à faire très froid. L’homme joue de plus en plus souvent au violon. Des airs pleins de mélancolie. Pour se réchauffer sans doute, car ce n’est pas avec les vêtements que lui et ses enfants portent qu’ils sont à l’abri de l’hiver. 

Irma a croisé l’hurluberlu avec un sapin dans les bras. Ce fichu bonhomme avait éparpillé des aiguilles partout dans le hall et il montait vers le deuxième avec son fardeau ! Elle lui a demandé s’il comptait fêter Noël dans l’immeuble.  «C’est pour mes locataires, a-t-il répondu, pour qu’ils fêtent dignement Noël.  Ils sont chrétiens comme vous et moi.» Elle n’a rien répondu, mais a songé que, pour des chrétiens, ils avaient le teint fort hâlé.

Noël est une fête qu’elles n’aiment pas. Irma et Gisèle sont des «personnes isolées» selon les termes des services sociaux. Quant à Célestine, ses enfants vivent bien trop loin pour songer à l’inviter et, d’ailleurs, s’ils y pensent, elle refuse. Elle préfère la compagnie de ses plantes et de son chat. A Noël, elles se terrent chacune devant la télévision qu’elles finissent par éteindre, car tous ces messages sucrés les exaspèrent. Lors des fêtes de fin d’année, elles ressentent leur isolement bien plus fort que les autres jours.

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Ce soir de réveillon, ceux du deuxième font la fiesta. Des rires et des airs de violon se succèdent. Elles écoutent. Le père n’a jamais joué aussi bien. Mais, avec tout ce boucan, impossible de dormir et, cette nuit, pas question d’appeler la police pour qu’on coffre les fêtards ! 

Elles grommellent quand les bruits de musique éclatent dans le couloir. Ceux-là ne vont quand même pas faire la rumba comme chez eux !  Célestine, Irma et Gisèle ragent chacune de leur côté. Le son du violon va et vient dans la cage d’escalier et, tout à coup, elles sont surprises par un coup de sonnette. Elles courent vers leur porte, prêtes à signifier aux intrus de quel bois elles se chauffent. Le jour de Noël, on pourrait au moins les laisser en paix, non ! Quand elles ouvrent, elles découvrent, debout, sur le palier, un des trois enfants de ceux-là. Chacun leur tend un morceau de gâteau en souriant.

— Joyeux Noël, Madame !  Nos parents demandent si vous voulez venir écouter un peu de musique avec nous ? Joyeux Noël !

Même l’adolescente aux traits tirés sourit. Pour faire plaisir à ces vieilles dames qu’elle estime bien plus seules qu’elle.

Frank Andriat

 

© Frank Andriat / Sabam - 2009

Illustration : Leatitia Cravatte - www.leatitia.be

 

Frank Andriat, deux métiers, une passion

A 51 ans, Frank Andriat est un homme heureux. Professeur de français à l’Athénée Communal Fernand Blum à Schaerbeek, il transmet ses enthousiasmes à ses élèves avec le souci constant de rendre son cours le plus vivant possible. Ecrivain de talent, de multiples fois primé, il trouve dans l’écriture de nombreux instants de silence et de contemplation, une profondeur qui lui apporte bonheur et équilibre. «Mon métier d’enseignant me permet de demeurer en contact avec les jeunes et m’oblige à donner le meilleur de moi-même. Ces rencontres m’épanouissent et enrichissent mon travail de création et d’écriture», précise Frank Andriat. «Inversement, je fais profiter mes élèves des ouvertures que j’ai en tant qu’écrivain. Cette année, je mène avec ma classe de 4ème humanité un projet d’écriture sur l’Afghanistan. Nous avons préparé ce sujet en nous documentant. Les élèves sont enthousiastes et tous leurs textes feront l’objet d’une publication au printemps chez l’éditeur Bernard Gilson. C’est évidemment très motivant pour nous tous».

Frank Andriat a écrit de nombreux livres pour adolescents. Il y dit l’importance que l’ouverture aux autres a pour lui. Le Journal de Jamila exprime son rejet de toute attitude raciste. L’enfant qui chante est un émouvant témoignage sur la difficulté vécue par un adolescent projeté dans l’univers des homes. La remplaçante est un vibrant appel au dialogue entre enseignants et élèves. Tabou invite à la tolérance par rapport à l’homosexualité… En 2009, l’auteur a publié deux nouveaux romans pour adolescents: «Rose bonbon, noir goudron» sur l’amour et «A moitié vide».

Frank Andriat est également l’auteur d’essais. Ainsi, La forêt plénitude relate une découverte émerveillée de la nature et de la vie intérieure. Avec l’intime, son dernier ouvrage, interroge, quant à lui, la voix de l’âme qui frémit au plus profond de chacun de nous…

JD

Toute la bibliographie et la biographie de Frank Andriat sur www.frankandriat.com

 


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