Conte de Noël (20
décembre 2012)
Noël à la plage
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© Serge Dehaes |
Adoptez un phoque !
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Chaque année, le Sea Life Center (situé à Blankenberge) recueille des phoques échoués sur les plages de la côté belge. En 12 ans, 269 phoques ont ainsi été sauvés. Des particuliers peuvent parrainer ces phoques. L’adoption se monte à 500 euros. L’adoptant peut choisir le nom du phoque et lui rendre visite gratuitement. Il peut même venir en groupe (limité à cinq personnes).
L’adoptant rend lui-même la liberté à “son” phoque. La nouvelle ci-dessus
est donc très fortement inspirée de la plus
pure réalité !
>> Plus d’infos sur
www.visitsealife.com ou au 050/424.300. | Je suis plus
excitée qu’un enfant devant son cadeau de Noël à déballer. Je suis là, au
centre de six cubes de deux mètres sur un. Six cages déposées sur le sable.
Les affiches sont nombreuses dans Coxyde à présenter l’événement comme
l’attraction de Noël. Ce 24 décembre : lâcher de phoques. Cela fait deux
heures que j’arpente la plage. Elle se résume aujourd’hui à une zone en U
qui s’ouvre sur la mer. Partout des badauds, sur plusieurs rangées, les
enfants devant. Le U monte presque jusqu’à la digue. Nous attendons tous
l’arrivée de la camionnette bleue au logo du Sea Life. Ce sera le feu vert
pour la libération...
“Madame, non,
non, s’il vous plaît reculez. Une photo? Et le zoom sur votre appareil?
Comment ça? Vous ne savez pas où est le zoom? Je vais vous montrer où il se
trouve”. Satanées photos. Je me promène justement avec des photos grand
format plastifiées sous le bras. Pour montrer, pour que les gens soient
moins empressés. Nous avions pensé réaliser des cartes postales, mais nous y
avons renoncé. Par crainte que la démarche ne soit qualifiée de mercantile.
Pat va encore trouver que je m’agite beaucoup, mais si on laisse s’avancer
le public avant que les phoques ne soient relâchés, ce sera le grand
désordre. Je perçois déjà un mouvement de foule vers l’avant, comme une
houle. Comme instinctif. On n’en est pas à notre première libération. C’est
fou ce qui s’est passé depuis deux ans. Comme les choses bougent. Comment
elles sont nées...
Pat, les phoques et
moi, c’est comme une rencontre amoureuse, un coup de foudre qui dure depuis
trois ans. Ils étaient trois sur un brise-lame. On les a vus. On n’a pas
compris tout de suite qu’il étaient échoués. On a échangé un regard. Un
regard qui demandait à l’autre regard: crois-tu? Ils étaient trois, trois
belles masses qui grandissaient à mesure que nous pédalions vers elles. Des
masses avec un museau et des moustaches, et des nageoires. Des volumes qui
bougeaient, qui se redressaient. On a même cru qu’un des phoques était
blessé et se tordait de douleur, mais non. On en sait bien plus aujourd’hui
sur eux.
Tout de suite, on
est descendues de vélo. On a bavardé avec d’autres promeneurs. Certains
étaient de la ville et font aujourd’hui partie du petit réseau de passionnés
à la tête duquel, en toute modestie, nous sommes. C’est Pat qui la première
a eu l’idée de contacter le Sea Life Center. On était naïves de croire les
informer de quoi que ce soit. Depuis des semaines, le Sea Life - les
membres, que nous sommes devenues, laissent tomber le Center quand ils en
parlent - observait le manège de quelques spécimens sur la côte belge,
particulièrement entre Coxyde, la Panne et Saint-Idelsbald.
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© Serge Dehaes |
Les gens du Sea
Life et nous, on a tout de suite collaboré. Ils nous ont donné des fiches
d’observation à compléter. On était priées de noter à quel moment on voyait
les phoques, leur description, la durée de leur apparition, ce genre de
choses. Ensemble, on a conçu des affiches pour que les curieux ne s’en
approchent pas trop. Evidemment c’est tentant, surtout pour les enfants. On
a envie de courir vers eux. Pat et moi, on a aussi rédigé des tracts.
D’abord en français. Puis une voisine les a traduits en néerlandais. Une
autre s’est attelée à la traduction anglaise, car notre plage attire aussi
les étrangers.
C’est toute une
aventure, l’arrivée de ces phoques. C’est devenu une question politique.
C’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Ils ont fait des petits. Trois
phoques de la colonie se sont pris dans des filets de pêche. On les a
retrouvés noyés. Deux victimes sur les trois avaient été tatouées par le Sea
Life. Le tatouage d’un des phoques avait été découpé au couteau. Comme si un
pêcheur avait eu peur que ça ne soit lui qu’on identifie. La mer, les
pêcheurs c’est leur vie. Et parfois, il peut y avoir concurrence pour le
territoire et pour la nourriture entre les hommes et les animaux, c’est
clair. Mais personne ne veut la mort des phoques.
On en parlait
encore pas plus tard qu’hier avec le poissonnier tout près de la maison.
L’échevinat de l’environnement est parvenu à faire interdire l’installation
de filets de pêche de part et d’autre du brise-lame sur une longueur de cinq
cents mètres. C’est déjà ça. Ah, on a appris à les connaître nos animaux
fétiches ! Ce sont des phoques communs, appelés aussi veaux marins. Le
pelage gris foncé du mâle est tacheté de clair tandis qu’on observe
l’inverse chez la femelle. Le museau du phoque commun a ceci de particulier,
et donc de pas si commun que cela, qu’il ne s’inscrit pas dans une tête
ovale comme chez les phoques moines qui vivent en eaux plus chaudes. Il y a
comme un stop entre les yeux et le museau, voilà ce que m’inspire la face de
nos phoques.
“Stop stop
stop, non, on n’avance pas les enfants. On reste derrière la corde. Vous
voyez quand même bien la corde à ras du sable ! Comment non?” Mieux
vaut dire “Stop” que de se lancer dans une interdiction plus longue
comme : “Vous ne pouvez pas franchir la corde”. Vous ignoriez cette
subtilité rhétorique ? Ma carrière d’institutrice auprès des plus jeunes
enfants me l’a apprise. Regardez un enfant courir autour d’une piscine. Vous
lui dites “Tu ne peux pas”. Vous croyez que ça l’arrête ? Non,
parce que ce que son cerveau retient, en raison de sa maturation à cet
âge-là, c’est le mot courir. C’est comme si vous l’enjoigniez à galoper.
Alors que le “Stop”, lui, va s’inscrire dans son cerveau et dans
son comportement.
“Les enfants,
les enfants, patience, s’il vous plaît, la camionnette va bientôt arriver.
Vous savez comment on appelle les petits des phoques? Les quoi? Phoquons?
Non, mais ça sonne pareil. On les appelle les blanchons. Et la moitié de nos
protégés sont des blanchons blessés par des mouettes ou des chiens. On
utilise aussi, pour les petits phoques, deux termes que vous connaissez
mieux. Quelqu‘un a une idée? On les appelle des chiots ou des veaux. Oui, je
sais, c’est curieux. Que demandes- tu? Des mammifères? Oui, bien sûr. Les
bébés phoques naissent sur le sable à marée basse et repartent à marée
haute, aux côtés de leur mère. Ils sont allaités durant quatre semaines.
Dans l’eau? Non, non! L’allaitement se fait sur la plage”.
Quel bruit! La mer,
le vent, les voix se mélangent. La foule s’épaissit. Les questions
continuent à fuser autour de moi. “Pourquoi les phoques ont-ils été pris
en charge par Sea Life ? Ils sont venus s’échouer sur la plage, malades,
épuisés et affamés. Certains experts pensent que les petits sont avant tout
des bébés affaiblis. La pollution altère la qualité du lait maternel.
Altère, tu ne sais pas ce que ça veut dire? Ca signifie nuire, abîmer. La
pollution, la protection de l’environnement, ça nous concerne tous. Et tout
est dans tout. Le papier qu’on jette, l’énergie qu’on gaspille, ça finit par
vous revenir au centuple. Et les phoques échoués sont des signes. Des
indices. Il est temps de changer nos modes de vie”.
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© Serge Dehaes |
Bon, je vais
arrêter de les bassiner, ces gamins. En même temps, c’est de l’éducation in
situ. Pff, j’ai chaud à m’agiter ainsi. Je leur aurais bien cité en exemple
ces petites bêtes qui séjournent parfois une année en revalidation. On les
garde à l’œil jusqu’à ce qu’ils atteignent le poids de 35 kilos. On sait
qu’après la remise à l’eau, ils vont perdre jusqu’à un tiers de leur poids.
Alors, en prévision, on les dope en maquereaux et en vitamines. “C’est
une fameuse expérience qu’ils vivent, vous vous rendez compte? C’est comme
vous? Oui, tu as raison! C’est comme vous, entre les primaires et les
secondaires, ou entre les maternelles et l’école primaire. Ou entre la
maison et l’école. Eux, ils passent de la chambre de quarantaine au bassin
puis du bassin à la mer!”
Aujourd’hui me
revient un grand privilège: celui d’ouvrir la cage de Furgus. Peut-être
est-ce la raison de ma fébrilité? Je n’ai jamais été marraine de personne
finalement, avant d’être celle de Furgus. C’est un statut qui me manquait.
Autant, je ne l’aurais pas cru. Furgus, je l’ai couvé du regard, j’ai douté
de sa survie, j’ai eu peur pour lui, ma confiance a grandi en même temps que
son corps, je l’ai touché, je l’ai vu hors de danger.
Dans quelques
instants, devant une foule de témoins, je lui rendrai la liberté. Je sens
que mon pas chancellera en avançant vers lui. Je soulèverai la trappe de la
cage. J’ai déjà imaginé cent fois sa sortie, son grand retour. Mais je ne
sais pas ce qui va se passer. Va-t-il demeurer en retrait? Faudra- t-il le
contraindre à sortir? Comment se comportera- t-il sur ces quelques dizaines
de mètres qui le séparent de la mer? Mesurera-t-il tout de suite ce qui
s’ouvre à lui désormais? Va-t-il se tortiller d’une traite jusqu’à l’écume
ou marquer des pauses? Ce sont encore des questions. C’est ce qu’il nous
reste à vivre avant la séparation, avant la renaissance des phoques.
Dans une heure,
tout sera terminé pour nous. Il ne restera personne sur la plage. Je donne
ma main à couper. Tous réfugiés chez eux, devant des plats et des cadeaux.
Les humains avec les humains. Des humains seuls aussi, en tête à tête avec
un chien ou un chat. Que pèseront encore les phoques dans cette journée de
Noël? Le poids d’une histoire. Le poids de quelques grains de sable sur le
pavement ou le parquet de la maison décorée pour Noël. Le sable, ce soir, a
remplacé l’étable. Des hommes et des animaux se seront rencontrés, et je ne
sais qui aura fait de cadeau à qui.
Dans une heure, la
marée aura repris les phoques avec elle. Ce sera comme si de rien n’avait
été, sauf que Pat, moi, quelques badauds et les phoques, on sait que c'est
tout le contraire...
//Véronique
Janzyk
Une émotion qui a des mots
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Chargée de communication à l’observatoire de la santé du Hainaut, Véronique Janzyk est aussi journaliste freelance. Vous pouvez d’ailleurs retrouver régulièrement sa signature dans les pages d’En Marche. Elle a également publié plusieurs ouvrages :
-
Auto (éd. la Chambre d’échos) décrit une fugue en mode automobile,
-
La Maison (éd. Le Fram)
est inspiré de la rénovation
d’une maison,
-
Cardiofight, dans
Trois poètes belges (éd. du murmure), avec Serge Delaive et Antoine Wauters, est né de duos ou de groupes croisés par hasard.
A paraître début 2013 aux éditions Onlit :
On est encore aujourd’hui, un vibrant hommage à l’amitié et au cinéma.
Véronique Janzyk adhère pleinement aux propos de l’écrivain français Franz Bartelt : “L’écriture est une émotion qui a des mots”. |
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