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A suivre... (5 septembre 2013)

Le monde des Petits Poucets

© Philippe Turpin/Belpress

Assis dans le bus ou le train, rares deviennent les passagers aux mains vides. Ca et là, un bouquin, un journal… qui, par moment, glissera à terre sous l’effet de la somnolence du navetteur bercé. Surtout, de plus en plus nombreux sont ceux qui manipulent un petit appareil, plus petit qu’une carte postale, plus menu qu’un format poche. Cette connexion en continu leur attire les critiques de leurs aînés. Un vieux philosophe propose pourtant un regard différent.

La dextérité sur les minis claviers de portable est saisissante. L’entraînement peut-être. Les SMS (Short Message Service) et autres “post” sur les messageries instantanées se comptent par milliers. Les moyennes – pour un ado - flirtent avec la septantaine de textos pianotés au quotidien. Cette agilité, ce savoir-faire nouveau des 0-35 ans, le philosophe Michel Serres les considère avec affection(1). “Pour envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, des SMS des deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet”. Le regard de cet octogénaire se distingue des considérations agacées ou inquiètes qui ne manquent pas d’assaillir nombre d’entre nous. Face au tapotement qui apparaît frénétique et hors de la réalité, face aux sonneries répétées marquant l’arrivée des messages, face à ce que l’on peut ressentir comme une impossibilité de communiquer, face à ce l’on considère comme une perte de temps.

Soyons indulgents avec eux, ce sont des mutants, indique Michel Serres sans cependant tomber non plus dans l’admiration béate de la nouveauté. Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer : une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être, de connaître…” . Le philosophe compare la période que nous traversons aux deux révolutions majeures dans la communication : l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. Aujourd’hui, voici venue l’ère de l’ordinateur. Sa mémoire colossale, ses millions d’images, ses logiciels et techniques qui permettent de résoudre des problèmes inaccessibles au cerveau humain transforment totalement la société occidentale et ses habitants. Quelques illustrations citées en vrac donnent le tournis et témoignent de l’étendue des secousses à l’œuvre. Par rapport au savoir : le dictionnaire s’enrichit de milliers de mots chaque année ; la masse des données scientifiques récoltée est inégalée ; les bibliothèques se font portables et accessibles en tout lieu ; l’accès au savoir est largement ouvert à qui dispose d’une connexion. Mais le bouleversement dépasse la sphère des connaissances et touche à l’existence elle-même : l’espérance de vie est doublée ; la Terre prend l’échelle d’un village ; le voisinage semble lointain au regard de l’échelle géographique ancienne; le contact avec la terre n’existe plus pour beaucoup ; la campagne – ancien lieu du travail éprouvant – se mue en lieu de vacances…

Les Petites Poucettes(2) n’ont pas accompagné l’arrivée du numérique, elles vivent dedans. N’on-t-elles p as été baptisées : “Digital Natives” ? De l’avis de quelques aînés, elles seraient guettées par l’illettrisme, incapables de se concentrer, sans culture générale… En somme, on craint pour l’intelligence de ces générations internet ou “Y”, comme s’amusent à les qualifier quelques analystes, en référence à la forme des fils des écouteur s ou plus sérieuse me nt a u phonétisme de “pourquoi” en anglais (Why). Michel Serres rappelle sagement qu’à chaque révolution, “on craint tout perdre”. “Les inventions de l’écriture, de l’imprimerie ou du numérique touchent, incontestablement, à nos facultés de concentration et de mémorisation. Certains parlent de cerveau vide. Mais on n’a pas le cerveau vide, on a le cerveau libre ! Au moment de la révolution de l’écriture, on invente la géométrie ; au moment de la révolution de l’imprimerie, on invente la science expérimentale. Aujourd’hui, on perd des choses, mais l’expérience historique nous montre à quel point on gagne quand on perd !

Il parie sur le développement de facultés cognitives comme l’imagination, l’invention, l’intuition, l’innovation. Puis, il croit aussi au scénario de l’accumulation : “Lorsqu’on a commencé à écrire, on n’a pas arrêté pour autant de parler ; lorsqu’on a inventé l’imprimerie, on n’a pas arrêté d’écrire, et lorsqu’on a inventé Wikipédia, on n’a pas arrêté d’imprimer. Au contraire, on a même récupéré une imprimante personnelle à domicile.

Petite Poucette n’est-elle pas époustouflante ? Elle peut faire trois choses en même temps, tout en restant concentrée. Devant l’ordinateur, elle est en position de “conducteur”, assise et attentive. Une posture sans aucune commune mesure avec celle que la télévision demande d’adopter, où l’on se plante en “passager”. Reste à naviguer d’une manière intelligente dans la masse d’informations, en débusquant les stratégies de “captation” des industries du divertissement, en développant un esprit critique, en prenant du recul dans l’afflux d’informations, en usant de cette possibilité de faire entendre sa voix, d’écouter celle de milliers d’autres… Michel Serres se plaît à citer un philosophe contemporain de l’apparition de l’imprimerie, Montaigne, qui disait préférer “une tête bien faite à une tête bien pleine”. Reste aussi aux enseignants, aux médecins… à adopter un nouveau mode de relation : “la présomption de compétences”, où l’écoute doit accompagner le discours.

//CATHERINE DALOZE

(1) Michel Serres, “Petite poucette”, éd. Le Pommier, coll. Manifestes, 2012. Michel Serres intervenait ce 1er septembre, pour “Les inattendues”, festival de rencontres entre musiques et philosophies à Tournai. www.lesinattendues.be

(2) Michel Serres choisit volontairement le féminin, témoignant par là, d’un des renversements qui caractérise notre époque : la “victoire des femmes”, meilleures étudiantes.


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