A suivre...
(17 novembre 2011)
Un milliard d’estomacs
grondent en silence
Le 31 octobre, l'ONU annonçait le passage du cap des sept milliards d'êtres
humains sur terre. Derrière des statistiques d'une précision époustouflante
à cette échelle de la planète, il est de véritables paradoxes. Si nous
sommes informés de la naissance d’un nouveau congénère, nous semblons vivre
dans l'ignorance totale du destin de nombre d'entre nous : une personne sur
sept est victime de la faim.
Dans la presse, le sept milliardième terrien prend les traits, là, d'une
petite Philippine Danica May, née à Manille, là, du petit Alexandre né en
Russie orientale (Kamtchatka) ou encore d'un autre bébé russe qui a vu le
jour à Kaliningrad… Leur naissance est célébrée mondialement et surtout
utilisée comme symbole d'enjeux planétaires. Derrière l'impression de grande
maîtrise de la vie, se cache pourtant une “indifférence glacée” que
dénonce à nouveau le virulent Jean Ziegler. Certes, les émeutes de la faim
en 2008 avaient agité quelque peu les consciences… Depuis, le silence est de
retour.
Avec
le livre qu'il vient d'écrire – “Destruction massive. Géopolitique de la
faim” –, Jean Ziegler écume les studios radios et tv, tentant d'ouvrir
nos yeux à une réalité si peu glorieuse. D'entrée, les chiffres
étourdissent. “Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans
meurt de faim, tandis que des dizaines de millions d'autres – et leurs
parents avec eux – souffrent de la sous-alimentation et de ses terribles
séquelles physiques et psychologiques”. D'après les estimations de la
FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture),
près d'un milliard d'êtres humains souffrent en permanence de la faim.
Souffrance aiguë, plongée dans la léthargie faute de force, affaiblissement
lancinant, vieillissement précoce et – pour certains – décès bien trop
rapide, voilà ce qui se vit derrière les chiffres: des hommes et des femmes
en grand nombre marqués dans leur chair, qui n'ont pour seule mobilisation
quotidienne que l'acquisition d’une nourriture insuffisante à leur survie.
Oui, un humain sur sept n'a pas vraiment de quoi satisfaire ses besoins
vitaux.(1)
Les récits de l'ancien rapporteur spécial auprès de l'ONU sur le droit à
l'alimentation ne manquent pas de toucher le lecteur ou l'auditeur
profondément affligé, désarçonné d'abord…, révolté ensuite. Car le constat
suivant est sans appel: “Dans son état actuel, l'agriculture mondiale
pourrait nourrir sans problèmes 12 milliards d'être humains, soit près de
deux fois la population actuelle”. A l’inverse de ce que l’on a
prétendu longtemps, la croissance démographique n’est pas la vraie menace,
dit Ziegler, ni la faim la conséquence nécessaire du fait que nous serions
trop nombreux. Il est davantage question de responsabilité morale des pays
riches et des industries agroalimentaires, des effets de nos modes
d'organisation, de nos choix politiques. Car le monde qui vient d'accueillir
le sept milliardième enfant s'enfonce en pleine contradiction, comme le
constate le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-Moon: “Nous avons
suffisamment de vivres pour nourrir tout un chacun, et pourtant près d’un
milliard de personnes ont faim”.
Jean Ziegler dénonce. D'abord les stratégies des quelque deux cents géants
de l'agroalimentaire qui contrôlent environ le quart des ressources
productives mondiales, et la politique néolibérale qui les soutient. Du
commerce des aliments au marché des semences ou des engrais, du stockage au
transport, ces multinationales agissent telles des pieuvres dans le domaine.
Leur démarche vise à atteindre plus de productivité à la faveur d'une
industrialisation croissante. Elles mettent en difficulté – voire éliminent
purement et simplement – une flopée d'exploitations familiales et vivrières,
renforçant leur puissance et déversant sur le marché des produits hors
concurrence avec les petites productions locales. C’est le jeu du marché.
Pour en décrire les effets désastreux, Ziegler reprend cette image du ring
de boxe où seraient réunis Mike Tison – champion du monde des poids lourds –
et un chômeur bengali sous-alimenté. Aux yeux de ceux qu'il nomme les
“ayatollahs du dogme néolibéral”, la justice est assurée: les gants sont de
même facture, le temps de combat égal pour les deux, l'espace d'affrontement
unique et les règles du jeu constantes… Mais que peuvent donc de petits
agriculteurs contre ces grands consortiums? Sinon grossir les rangs des
“Sans terres”. A cet égard, Jean Ziegler critique particulièrement “les
vautours de l'or vert”, les trusts agroalimentaires qui dominent la
fabrication et le commerce des agrocarburants, et s'accaparent des surfaces
cultivables énormes. Leurs exploitations de betterave, canne à sucre, blé,
maïs à grande échelle sont censées répondre à la dégradation climatique
produite par les énergies fossiles. Elles se révèlent pourtant très
coûteuses en énergie et en eau et surtout gaspilleuses en céréales. Pour 50
litres de bioéthanol, il faut 358kg de maïs, soit l'équivalent d'une année
de nourriture pour un enfant au Mexique ou en Zambie – des pays où le maïs
constitue la nourriture de base. “Réservoirs pleins, ventres vides!”, résume
Amnesty international. Quelle est cette inconscience qui domine le marché
mondial?
Périodiquement, au sortir des réunions du G8 ou du G20, les gouvernements
donnent à penser qu'ils sont décidés à éradiquer la faim. Des milliards sont
promis en ce sens. Apparemment, les paroles s'envolent. A l'Aquila en 2009,
le G8 annonçait 20 milliards de dollars, 3 ont été versés à ce stade, tandis
que la spéculation sur les denrées alimentaires augmente et accélère le
mouvement de montée des prix. Le Programme alimentaire mondial (PAM) et les
autres acteurs d'aide sur le terrain de l'alimentation se voient contraints
à des choix cornéliens entre dénutris, laissant sur le bord du chemin un
bien trop grand nombre de personnes, condamnées.
Il est difficile de croire Jean Ziegler quand il dit de son dernier opus
qu'il s'agit d'un livre d'espoir. Il a cette conviction que les mécanismes
mis en place par l'homme peuvent être brisés par l'homme. Certainement
a-t-il raison, même si on sort de son livre comme cabossé, à ne savoir que
faire, à regarder son caddie avec suspicion… Il nous parle de notre
mobilisation démocratique, nous rappelle la force de nos votes, nous enjoint
à soutenir les mouvements paysans de Ross-Bethio au Sénégal, de la Sierra de
Joconda au Guatemala ou de Las Pavas en Colombie. “Partout en Amérique
centrale, au pied des volcans de l'Equateur, en Afrique sahélienne et
australe, dans les plaines du Madhya Pradesh et de l'Orissa en Inde, dans le
delta du Gange au Bangladesh, les cultivateurs, les éleveurs, les pêcheurs
se mobilisent, s'organisent, résistent”. Nous ne pouvons rester
indifférents.
//Catherine Daloze
(1) “A Paris, Genève ou Francfort, une ménagère dépense
en moyenne 10 à 15% du revenu familial pour acheter la nourriture. Dans le
budget d'une femme des smoky mountains de Manille, la part de nourriture
occupe 80 à 85% des dépenses totales”.
>> Plus d'infos:
Jean Ziegler, “Destruction massive. Géopolitique de la faim”, éd. du
Seuil, 2011. Ecoutez aussi l'interview dans l'émission radio ”Là-bas si j'y
suis” (France Inter) du 25 octobre, dans laquelle Jean Ziegler s'explique
sur la polémique qui l'entoure à propos de ses contacts avec Khadafi:
www.la-bas.org
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