A suivre...
(6 mars 2008)
Consommation privée
et bien commun
Il fut
un temps où le capitalisme, associé à l’éthique protestante de Max Weber,
était vertueux, encourageant le goût de l’effort et la recherche du salut
par le travail et les bonnes œuvres. Moins joueur qu’aujourd’hui, l’image de
l’entrepreneur responsable était dominante dans la mesure où il prospérait
en satisfaisant des besoins réels.
Certains
se souviendront peut-être qu’après le 11 septembre, George Bush préconisa à
ses compatriotes – pour se défaire de leurs peurs – d’aller faire un tour au
centre commercial le plus proche! Aujourd’hui, le capitalisme consumériste
“nous prend pour des enfants”, écrit le professeur de sciences
politiques du Maryland, Benjamin Barber, dans son dernier ouvrage:
“Comment le capitalisme nous infantilise” (1).
Le capitalisme
contemporain, estime l’essayiste américain, s’est associé à des vices qui
ont boosté la société de consommation au point de menacer les vertus de la
démocratie, l’esprit de responsabilités et le sens civique. L’émotion domine
la pensée, l’égoïsme prime sur l’altruisme, le privé sur le public, le
rapide sur le lent, le facile sur le difficile.
La société de l’hyperconsommation produit une culture qui induit des
pensées et des comportements individualistes. |
La culture adolescente,
qui commence aujourd’hui bien avant la puberté et qui, chez certains, ne se
termine jamais, marque de l’empreinte du marché la culture de masse, un
mélange de fast-food, de jeux vidéos, de monde de marques, de penchants pour
la violence, de non-engagement, de goût pour la médiatisation… Benjamin
Barber cite le jugement de l’écrivain américain Joseph Epstein: “Toute
l’action de la culture publicitaire, autant dire du marché, depuis la fin de
la Seconde guerre mondiale a consisté à assouplir continûment les critères
de la jeunesse et à étendre la possibilité de paraître plus jeunes à des
gens de plus en plus vieux”. Et Benjamin Barber ajoute cruellement qu’il
n’y a que dans le Tiers-monde “que les jeunes sont majoritaires – sans
avoir les moyens d’exprimer leur puérilité par la consommation.”
Odieuse inégalité! Les
Etats-Unis ont alloué environ 16 milliards de dollars pour l’aide au
développement en 2003, mais prévoyaient de consacrer 276 milliards de
dollars aux dépenses publicitaires en 2005... un montant qui ne peut
s’expliquer que par le fait que l’objectif premier du capitalisme est de
“fabriquer des besoins et non des produits”.
Une culture radicalement commerciale
En 1958, paraissait un
ouvrage qui avait fait sensation: “La persuasion clandestine” de Vance
Packard, un journaliste formé en droit, critique sévère de pratiques
publicitaires douteuses qui étaient supposées nous faire adhérer à des choix
de consommation de manière sournoise, notamment par les fameux messages
subliminaux. Ses thèses se sont avérées fausses et ses méthodes inutiles.
La publicité n’a plus
besoin de se cacher pour être efficace. Aujourd’hui, c’est à ciel découvert
que les séducteurs de la société de consommation travaillent à “créer, non
une fidélité à la marque, mais une identification de toute une vie à la
marque”. La mise sous marque, “le branding” dans le jargon professionnel,
est aussi une technique de tatouage et il est significatif qu’à l’origine,
il signifiait “le marquage au fer rouge”. Autrefois - et quelquefois encore
aujourd’hui à de trop rares occasions - la publicité avait pour objectif
d’informer les consommateurs à propos des produits mis sur le marché. La
publicité, cela voulait dire: “rendre public”. Mais aujourd’hui, la fonction
du marketing est d’offrir à la société de consommation des outils pour sa
survie, surtout quand elle ne peut plus être soutenue par les forces
traditionnelles du marché, la rencontre de l’offre et de la demande. Il
s’agit aujourd’hui de forcer la vente de biens et de services pour des
adultes “dont la demande ne peut être infinie”. Et comme on ne peut vendre à
ceux qui sont dans le besoin, les experts du marketing commercial
prospectent activement les marchés mondiaux de la jeunesse afin, comme le
dit l’un d’entre eux, de déclencher “un séisme de l’enfant, une vague de
biens orientés vers lui”. Des colloques sur le marketing des enfants se
sont multipliés ces dernières années à travers le monde entier en abordant
des thèmes tels que: “Comment toucher les enfants à travers de bonnes
causes”. Les plus actifs de la société la plus consumériste du monde, la
société américaine, ont les yeux tournés vers les enfants qu’ils cherchent à
capter le plus tôt possible.
Le consommateur contre le citoyen
Les effets de
l’hyper-consumérisme ne portent pas seulement sur le tout-au-marketing, la
domination des marques ou l’infantilisation des consommateurs. La société de
l’hyperconsommation produit une culture qui induit des pensées et des
comportements individualistes au point de déconnecter l’individu de la
préoccupation du bien commun et de l’intérêt général. Mais l’exercice des
libertés individuelles, associées à la liberté de choix des consommateurs,
peut-il suffire à coordonner de manière harmonieuse l’ensemble des activités
humaines, mieux que l’action publique et démocratique exercées par les
organisations sociales, les institutions publiques et l’Etat? Répondre par
l’affirmative, ce serait considérer que la liberté n’est qu’une affaire
privée. Ce serait oublier que la personne est ce moi qui peut dire “je
veux, je souhaite, je désire” sans pour autant perdre le moi
“citoyen”, cette partie de lui-même qui cherche à se rattacher aux
autres.
“Voilà
pourquoi, écrit Benjamin Barber, une société sans méchants ni
conspirateurs, composée d’individus bien intentionnés mais en quête
de satisfactions personnelles peut produire une culture radicalement
commerciale que beaucoup de ces mêmes individus méprisent et dont
aucun n’est directement responsable, même si l’on peut affirmer
qu’ils sont nombreux à contribuer à sa fabrication.” Voilà
comment, en fin de compte la privatisation fait échec aux
aspirations collectives en “donnant le pouvoir” aux désirs
personnels.
Christian Van Rompaey |
(1)
Comment le capitalisme nous infantilise. Benjamin Barber. Editions
Fayard 2007 (25,80 Eur).
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