France :
une assurance complémentaire
“haut de gamme"
En concoctant une assurance complémentaire santé de luxe réservée aux
“gros revenus”, peu modestement baptisée “Excellence Santé”, les
Assurances Générales de France (AGF) ont provoqué une telle tempête de
protestations qu’elles ont été contraintes de suspendre leur projet.
Depuis des mois, les AGF planchaient sur le lancement d'une assurance
santé “haut de gamme” ciblant une clientèle à hauts revenus. Pour une
cotisation annuelle s'élevant à 12.000 euros par an, à laquelle il faut
ajouter 4.000 euros pour le conjoint et 2.000 euros par enfant, soit
20.000 euros par an pour une famille avec 2 enfants, le contractant
pouvait bénéficier d'un certain nombre de prestations (conseils de
prévention, examens de santé, coaching en cas de maladie) et,
principalement, d'un accès en priorité à quelque 200 sommités médicales
triées sur le volet, parmi les spécialités du secteur conventionné.
Très vite, les réactions ont fusé. Et, en premier lieu, celles de l'ordre
des Médecins français qui rappelle le code de la santé publique : “Le
médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même
conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs
et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à
une ethnie, une nation ou une religion déterminées, leur handicap ou leur
état de santé, leur réputation ou les sentiments”… Et cela, "quel que soit
l'état de leur compte en banque ou leur statut social", ajoute Jacques
Lucas, secrétaire général du Conseil national de l'Ordre des médecins.
De leur côté, les syndicats estiment que ce projet "est totalement opposé
à l'aspect solidaire de notre protection sociale". Ils y voient "une
provocation mal placée" tandis que des médecins invoquent leur déontologie
: "Nous ne soignons pas en fonction des moyens mais des besoins des
patients. C'est le sens du serment que nous prêtons tous." Quant au
président de la Mutualité française, Jean-Pierre Davant (qui représente
98% des Mutuelles), il estime ce projet "choquant" alors que le parcours
de santé proposé par la Mutualité "donne la même chance à tout le monde".
Ce système de contrat individuel, par lequel les contractants achètent "un
réseau de médecins réputés" et se garantissent une sorte de laisser-passer
prioritaire leur permettant de recevoir les meilleurs soins dans les
meilleures structures traduit une "américanisation du système de soins et
des esprits" qui tend à reproduire le système des HMO (Health Maintenance
Organization) : des assureurs privés organisent des filières de soins
incluant des médecins et des établissements dans lesquels leurs assurés
sont tenus de se faire soigner, les médecins étant soumis à des
contraintes fixées par l'assureur, les objectifs de rentabilité financière
entrant en compétition avec les objectifs de santé.
Si certains médecins se sont sentis honorés d'être ainsi "étoilés" comme
meilleurs médecins de France (à quand un Guide Michelin?) d'autres sont
plus réservés parce que "les médecins connus ne sont pas forcément les
meilleurs ", mais aussi et surtout parce que "beaucoup œuvrent ainsi à la
démolition de la sécu." Les assurances qui demandent des cotisations de
plus en plus élevées pour couvrir les médecins rétorquent à ceux qui s'en
plaignent : "Ce n'est pas de notre faute si vous n'êtes pas assez payés,
vous n'avez qu'à changer de système de santé."
Le projet des AGF montre bien comment toute réduction de couverture des
soins de santé par l'assurance maladie obligatoire ne peut que favoriser
le développement d'assurances complémentaires privées commerciales
affranchies des règles d'une assurance santé basée sur la solidarité. AGF
tente de gagner des points dans une démarche visant à la privatisation
commerciale de l'assurance maladie qui aboutit à réserver l'accès rapide à
des soins de qualité à ceux qui peuvent se le payer.
Certes, l'égalité dans l'accès aux soins n'est pas assurée aujourd'hui
partout et pour tous. On sait bien que celui ou celle qui souhaite
rencontrer rapidement certains spécialistes obtient plus rapidement un
rendez-vous en privé qu'à l'hôpital. On sait comment peuvent jouer les
relations, le carnet d'adresses… Mais peut-on accepter pour autant
d'institutionnaliser cet état de fait? D'un point de vue éthique, comme
l'affirme Didier Sicard, président du Comité national d'éthique, la
proposition des AGF est "choquante" et "malsaine" parce qu'elle transforme
le patient en consommateur. Par ailleurs, ce projet est dangereux pour la
viabilité de la Sécu dont les plus fortunés pourraient penser à terme
qu'ils pourraient de moins en moins contribuer au système général
puisqu'ils peuvent s'offrir une assurance à leur mesure sans avoir à faire
appel à la solidarité générale !
Spontanément, l'opinion publique a raison quand elle pense qu'un système
d'assurance ne peut se passer de solidarité. L'assurance, c'est de la
solidarité organisée. Mais on sait que tout le monde ne voit pas les
choses de cette façon, comme en témoigne l’évolution des pratiques de ces
dernières années qui tendent à considérer de plus en plus les assurances
comme des techniques de sécurité individuelle. Dans ce système qui refuse
d'intégrer des éléments de solidarité entre jeunes et vieux, malades et
bien-portants, actifs et non-actifs… ce sont en fin de compte les
individus qui ont le plus besoin d'une assurance santé qui seraient le
moins en mesure de l'obtenir !
Vendredi 14 avril dernier, devant l'avalanche de protestations, les AGF
ont annoncé la suspension de leur projet, mais en expliquant vouloir «se
donner un temps supplémentaire de réflexion.» Affaire à suivre… Cela s'est
passé près de chez nous dans une entreprise française bien implantée en
Belgique : AGF Belgium a dépassé un milliard d'euros de chiffres
d'affaires en 2005.
Christian Van Rompaey