L'acte photographique estival
Les vacances sont là et avec elles nous allons voir surgir des
milliers, que dis-je, des milliards de clichés photographiques. Pour le
plus grand nombre, l'acte photographique est essentiellement estival.
Que ce soit à la plage, à la montagne ou dans la brousse, le vacancier
photographie tout... et bien souvent n'importe quoi ! Le développement
du numérique n'est pas étranger à cette frénésie photographique.
"Le
coût bon marché des appareils photographiques, l'extraordinaire facilité
de la photographie, ont eu des résultats bien naturels. Aussi est-ce
partout, dans les rues, dans les promenades publiques, dans les jardins
privés, à la campagne ou sur les plages, un déchaînement de déclics de
toute espèce, de tout calibre, et de tout prix, écrivait un certain
Miguel Zamacois (1). Partout, c'est le bruit sec, bref, électrique du
petit déclenchement. C'est la réponse du tac au tac. Le soleil dans le
dos, la tête baissée, scrutant le viseur, ils vont, en quête de
n'importe quoi... Ils ne prennent pas des vues, ils ne font pas des
portraits, ils usent des plaques, ils écoulent des rouleaux de
pellicule... Ça devient mécanique, machinal, nerveux... Tac !... C'est
un petit bateau trop loin... Tac !... C'est un monument trop près... Tac
!... Ça n'est qu'un bout de balustrade... Tac !... c'est le dos énorme
d'un personnage indifférent... Ca ne fait rien ! Il y a Dieu pour les
amateurs photographes, et ça serait vraiment de la malchance si, sur les
deux cents épreuves exécutées pendant la saison, il ne s'en trouvait pas
dix à peu près convenables, et une au moins pour faire crier à la petite
merveille !...” Ce texte écrit en 1902 (!) est d'une étonnante
actualité ! Mis à part le bruit du déclenchement (qui est aujourd'hui
électronique) et la disparition des plaques et peut-être bientôt de la
pellicule, la frénésie de l'époque s'apparente à l'actuelle surabondance
de déclenchements numériques.
Un acte gratuit
Les bras en l'air, éblouis par le soleil qui empêche
de voir l'image dans l'écran de visée LCD, les vacanciers “shootent” à
l'envi, parfois à l'aveugle et surtout sans compter. Comme à l'époque de
la première boîte photographique Kodak (créée par George Eastman en
1888), aucune connaissance technique n'est exigée à la prise de vue avec
les “APN” (initiales branchées pour Appareil Photo Numérique). Du
“spécialiste photo” de la famille, à la ménagère de moins de 50 ans, en
passant par la grand-mère et les enfants, parfois très petits, tout le
monde peut réussir ses photographies. Tout est réglé automatiquement.
«Du point de vue technique, personne ne peut plus rater une photo. C'est
une des raisons de l'immense attrait de la photo auprès des masses»,
analysait Gisèle Freund (2) du temps de la photographie argentique.
«La photographie fait désormais partie de la vie quotidienne.» Et
c'est encore plus vrai avec l'essor fulgurant du numérique que l'on
connaît actuellement. Difficile de trouver aujourd'hui, parmi les hordes
de touristes, celui qui n'a pas son petit appareil numérique ou son
“Photo Phone” (GSM équipé d'une fonction photo) en main ou plutôt à bout
de bras. Sur une seule carte mémoire, le touriste peut enregistrer des
centaines de photographies. «La pression sur le déclencheur d'un
appareil électronique n'engage à rien. Le geste est pratiquement sans
conséquence puisqu'il peut être, aussitôt ou après mûre réflexion,
annulé. Il suffit pour cela, d'effacer le fichier dans la mémoire pour
détruire toute trace de la prise de vue. Cela confère à l'acte
photographique un caractère de gratuité, dans tous les sens du terme...»
(3)
Photographier à
tout va !
Gratuitement, sans réfléchir, souvent sans vraiment
trop bien viser, parfois sans être vu à l'insu des personnes
photographiées, le touriste déclenche. Clic!... C'est l'exploit
aquatique du petit dernier pris d'un peu trop loin. Clic!... Ce sont les
ruines d'Éphèse mais impossible de les prendre sans touristes. Pas
grave, on les enlèvera sur ordinateur grâce à Photoshop ! Clic !...
C'est La Joconde derrière sa vitre de protection et tant pis si le
flash, destructeur d'œuvre d'art, s'est déclenché automatiquement... Le
photographe amateur n'a pas pris le mode d'emploi de sont APN avec lui
et ne sait comment désactiver ce sacré flash. Clic !... Discrètement
sans se faire voir, c'est l'image d'un moine bouddhiste qui est “volée”
même si le guide touristique avait demandé de ne pas les photographier.
Clic !... Ce pauvre mendiant indien fera un beau souvenir authentique.
Clic !... Les femmes au long cou de Thaïlande sont prises sous toutes
les coutures. Après tout, on leur a donné une petite pièce ! Clic !...
Clic !... Clic !... Le touriste sait qu'il peut multiplier les clichés.
Sous une simple pression sur le déclencheur, il fait la photo, sous une
autre pression sur l'icône “poubelle” il peut l'effacer.
Des images à
partager
Enfin, grâce au numérique, le touriste peut aussi
partager directement ses images avec la ou les personnes photographiées.
C'est là une richesse à exploiter... «Le numérique permet de sortir
de l'égoïsme de l'auteur, de faire circuler les images, de mieux les
partager, considère Raymond Depardon (4). Quand je pense à ces
palmeraies de montagne du Tibesti, au Tchad, où j'ai pris des photos que
les gens n'ont jamais vues. Si j'y retournais, j'emmènerais un appareil
numérique et une imprimante. Je jouerais au photographe ambulant de
village, je pourrais laisser mes images et les partager tout de suite
avec ceux que je prends en photo.»
Françoise Robert
(1) Miguel
Zamacois, “L'âge de la photographie” dans le Bulletin du Photo-club de
Paris, 1902.
(2)
“Photographie et société”, Gisèle Freund, Seuil, 1974.
(3) Michel
Alberganti, “Impalpable image numérique”, article paru dans Le Monde du
9 septembre 2004.
(4) Propos
recueillis par Christophe Alix dans un article intitulé “Pourquoi ils
sont fidèles à l'argentique ?” paru dans Libération du 23 février 2005.