Pâques ou le
retour de l'Evangile
A l'échelle
d'un siècle, notre espérance de vie est quasiment d'un tiers plus longue
que celle de nos ancêtres. Du coup, observe le philosophe Marcel Gauchet,
notre rapport au corps et à la mort s'en trouve bouleversé :
"L'individu hypermoderne, pour une bonne partie, écrit-il, vivra sa
mort sans s'en rendre compte et sans jamais l'avoir regardée en face, et
comme un scandale absolu qui n'avait aucune raison de se produire." (1)
Il n'est pas
rare, dans nos pays, de voir se côtoyer 3 ou 4 générations. Nous pouvons
vivre pendant 30 ou 40 ans avoir la mort en perspective, alors qu'il n'y a
pas si longtemps encore la mort était une donnée familière. On comprend
pourquoi le culte du corps a pris une telle importance aujourd'hui.
Puisque la vie s'allonge, il devient essentiel de bien vieillir, si
possible sans handicaps ni souffrances. Il n'empêche qu'aujourd'hui,
devant la mort qui est inéluctable, nous pratiquons le plus souvent l'art
de l'esquive. Dans notre société de consommation, explique ainsi
l'économiste Christian Arnsperger (2) "…le sujet veut être immortel et
c'est en étalant indéfiniment sa consommation (…) qu'il se rassure quant à
sa possible durée", cherchant ainsi à créer un "éternel présent". Sous une
apparente rationalité, consommation, épargne et investissement se
présentent bien souvent comme des moyens de dépasser, voire de nier, les
limites liées à notre condition de mortels. Et l'on voit des américains
fortunés chercher à prolonger la vie en soutenant des recherches sur les
techniques de clonage de leur personne ou de leur animal favori !
Depuis des
siècles, la culture chrétienne n'a pas manqué, elle aussi, de contribuer à
"matérialiser" l'au-delà en imaginant de manière particulièrement
réaliste, selon l'esprit du temps – des portails des églises romanes aux
tableaux de Jérôme Bosch – les feux de l'Enfer ou les bonheurs vaporeux du
Paradis. Comme si les chrétiens ne pouvaient manquer d'entrer en
concurrence sur ce terrain déjà largement occupé par de nombreuses autres
cultures philosophiques et religieuses ! Que l'on songe aux pratiques de
l'Égypte ancienne où la tombe était aménagée en un véritable lieu de vie ;
au shéol, le pays du néant où errent les hommes éloignés de Dieu dans le
judaïsme; au nirvana des bouddhistes où se retrouvent les "âmes" libérées
des réincarnations successives…
Sobriété et
spiritualité
Face à cette
conception très matérialiste de l'au-delà, est-il impertinent de faire
remarquer que les Évangiles nous en parlent paradoxalement très peu ? Le
récit de la résurrection dans le texte original de Marc nous parle des
évènements de Pâques avec une sobriété impressionnante : un tombeau vide,
un corps disparu, et… quelques rencontres. Le bruit courrait que le Christ
était là ou ailleurs… Ce qui est sûr, c'est qu'on ne pouvait le
reconnaître immédiatement. Ce n'est qu'à la qualité des gestes ou des
paroles que se révélait la présence de celui qui avait disparu.
Ainsi, les
compagnons d’Emmaüs, rapporte l’évangéliste, parlaient des évènements qui
venaient de se dérouler la veille à Jérusalem. Celui en qui ils croyaient
s’était fait arrêter. Il avait été crucifié avec des voleurs alors que
c’était un juste. Même la femme de Ponce Pilate avait, paraît-il, prévenu
son mari qu’il allait commettre une erreur judiciaire ! Mais lui s’en
lavait les mains. Il n’allait pas risquer sa place pour un étranger !
Chemin faisant,
les disciples endurent l’effroyable souffrance des espoirs déçus. C’est
l’épreuve du tombeau vide. Mais voilà qu’un passant se joint à leur
conversation. Les disciples lui expliquent ce qui s’est passé. Et tandis
qu’ils conversent entre eux, le dialogue passe du désespoir à la
compréhension. L’idée s’impose que la souffrance n’est pas un argument
contre l’espoir et que la mort elle-même n’est pas une preuve suffisante
contre la vie.
Tout l'univers
dans une goutte
d'eau
Dans son
dernier livre, pour évoquer mort et résurrection, Gabriel Ringlet nous
rappelle la métaphore de la goutte d'eau suggérée par le théologien
catalan Raimon Panikkar, né de père indou et de mère catholique. A l'aune
du monde, chacun d'entre nous n'est qu'une goutte d'eau. "Qu'advient-il de
cette goutte d'eau lorsque je meurs ? Regardez mourir une goutte d'eau.
Elle éclate. Elle disparaît. Elle rejoint la mer, l'atmosphère. Mais moi,
qu'est-ce que je deviens, qu'est-ce que je rejoins ?…" La goutte, explique
Raimon Panikkar, c'est le lieu de nos combats, de nos amours, de nos
blessures et de nos joies. Mais nous sommes plus que nos échecs et nos
réussites : "Il y a en nous plus grand que nous : nous sommes eau. Et
lorsque la goutte cesse d'être une goutte, l'eau ne disparaît pas pour
autant." (3)
Alors, qu'en
est-il de la résurrection ? A hauteur d'homme, que peut-on en dire de
plus, sinon de la suggérer à partir de nos raisons de vivre. Quand la mort
nous sépare d'un proche et qu'il nous dit dans un souffle : "Ce que nous
avons fait, nous ne l'avons pas fait en vain !" n'est-ce pas là la
meilleure façon d'exprimer sa foi ? La résurrection, n'est-ce pas "naître
de nouveau" comme l'exprimait si bien le prêtre, poète et romancier, Jean
Sulivan : "Ne craignez pas ceux que vous laissez. Votre mort en les
blessant va les mettre au monde." (4)
Voilà, sans
doute, la première expérience chrétienne de "la vie après la vie" :
"Je
suis la résurrection et la vie”, disait Jésus. Celle-ci s’accomplit donc
bien avant la mort. Marcher droit, parler vrai, vivre juste… Pâques n’est
pas ailleurs.
Christian Van
Rompaey
(1) Marcel
Gauchet dans L'individu hypermoderne (sous la direction de Nicole Aubert).
Editions Eres 2004. Collection Sociologie clinique (± 25 euros).
(2) Christian
Arnsperger. Critique de l'existence capitaliste. Pour une éthique
existentielle de l'économie. Collection La nuit surveillée, Editions du
Cerf (17 euros).
(3) Gabriel
Ringlet, Et je serai pour vous un enfant laboureur. Retourner l'Évangile.
Editions Albin Michel (± 16 euros).